Forteresse America
En 1979, lorsque Jacqueline Grapin publiait Radioscopie des États-Unis, le dollar était à 4 francs ; en 1984, lorsque paraît « Forteresse America », s’est-il stabilisé à 9 francs ? Constat ou interrogation ? Ces chiffres n’ont pas pour but de narguer quelque analyste mais de montrer simplement le chemin parcouru par une certaine Amérique : la vraie.
Celle que les turpitudes de l’affaire vietnamienne ou les débats du Watergate avaient dissimulée. Car, même si en termes relatifs les États-Unis ont descendu quelques échelons dans la hiérarchie des puissances (en 1950 40 % du PNB mondial, aujourd’hui le quart), ils restent en termes absolus et globaux – politiques, militaires, économiques, culturels –, et de loin, la première puissance de la planète. Et ils entendent le rester. Le mot de Johnson lorsqu’il fut interrogé sur les buts de la politique étrangère des États-Unis « to be number one Nation » reste, près de 20 années après, toujours aussi vrai.
Observateur attentif des multiples données de la puissance, alliant la connaissance des acteurs, des institutions et des questions mêlant l’analyse des faits et les approches tirées de la théorie, Jacqueline Grapin fait plus que mettre à nu la nouvelle physionomie des États-Unis. Elle brosse la toile de fond où se déroule à l’heure actuelle le grand Jeu.
L’Amérique restaurée, l’Alliance dirigée, le monde présidé telles sont les étapes d’un programme implicite. Telles sont les trois étapes de la démonstration de l’auteur. La « restauration américaine » repose sur le renouveau économique et le réarmement militaire – double volet insécable du discours, du programme et de l’action reaganienne. Les résultats sont trop connus pour les rappeler ici : reprise, recul du chômage, hausse et renouveau de l’investissement, montée vertigineuse du dollar. Mais les succès ont leurs revers, Jacqueline Grapin ne les dissimule point (déficit budgétaire, laxisme monétaire).
Quant au « réarmement militaire » (le terme est-il d’ailleurs adéquat, ne s’agit-il pas plutôt d’un déploiement qualitatif et opérationnel nouveau : 1 600 milliards de dollars en 5 ans ?), il repose et anime le trop fameux complexe militaro-industriel, cette pléiade d’industries, souvent localisées dans le nouveau Sud, qui ont effectué une véritable mutation technologique.
La « direction de l’Alliance par la force » : les malentendus transatlantiques ne sont pas nouveaux, simplement ils sont plus amples car ils touchent à tous les aspects de la politique extérieure ; perception de l’URSS, rôle de l’arme nucléaire, place des États-Unis dans le monde, et solidarité des Alliés. Jacqueline Grapin fait bien de remarquer, entre autres, le paradoxe de la situation par laquelle 350 millions d’Européens s’en remettent à 200 M d’Américains de leur défense nucléaire face à 300 M de Soviétiques. Formule bien cruelle mais combien vraie qui résume à elle seule le dilemme profond du vieux monde. Débat sur les euromissiles, nouvelle stratégie américaine (AirLand Battle) mettent en jeu constamment rapports de force, doctrines et puissance économique. Données intimement liées dont la « guerre des étoiles » ne fait que multiplier les enjeux.
« Présidence mondiale » enfin où l’Amérique se trouve seule sur l’échiquier mondial où les théâtres se déploient et s’entrecroisent. Puissance atlantique et pacifique, les États-Unis opposent à la puissance continentale soviétique le bouclier de l’Otan en Europe, la ligne des grands archipels en Asie (Indonésie, Philippines, Okinawa, Japon, Corée). D’où le caractère vital de l’Amérique centrale, ventre mou de l’hémisphère occidental. Mais le Pentagone peut-il être présent partout ? La puissance militaire peut-elle à elle seule garantir les conditions de la stabilité ?
Nation encore jeune, égocentrique, tournée de plus en plus vers le nouveau Proche-Occident, l’Asie–Pacifique, dont déjà au début du siècle le premier Roosevelt avait prédit l’avènement qui a renoué avec l’usage de la force, l’Amérique aborde le futur en renouant avec un certain passé. Ce paradoxe n’est curieux qu’en apparence. Car « la réalité de la puissance reste désespérément militaro-industrielle » nous rappelle d’emblée Jacqueline Grapin et l’« Europe sera militaro-industrielle ou elle ne sera pas, car telles sont les puissances de notre temps ».
Ausculter l’Amérique, c’est interroger le monde. Solide tradition intellectuelle, politique et culturelle vieille de plus d’un demi-siècle. La Forteresse America se dresse fière et solide, revigorée. La statue d’un Reagan ne la dépareille pas, loin de là : pourquoi ne l’avoir réduit qu’au cow-boy de Hollywood ?
Les États deviennent bigarrés, multiples et de nouveau inventifs ; « Forteresse America » se situe un peu dans la lignée de la « République impériale » : Raymond Aron n’aurait certainement pas désavoué l’analyse approfondie de Jacqueline Grapin. C’est le plus bel hommage qu’on peut lui rendre.