La cité des murmures. L’enjeu afghan
Pour les touristes qu’attirait l’Afghanistan d’avant l’occupation soviétique, une colline de blocs terreux entre lesquels s’engouffrent le vent, était l’objet d’une excursion. Tout ce qui reste de Shar-e-Gulgula, la cité des murmures, une des premières villes détruites par Gengis Khan au XIIIe siècle, où les ancêtres des résistants actuels succombèrent sous les hordes mongoles. Laisse-t-on aux mudjahidins d’aujourd’hui « le soin de rejouer, 7 siècles plus tard, et devant témoin cette fois, la Cité des Murmures » questionne l’auteur ?
« L’enjeu afghan », selon le sous-titre du livre, se joue dans un double processus de crise nationale et internationale. Sur le plan national, le remplacement de la monarchie par le régime républicain de Daoud en 1973 n’a pas réussi à mener l’adaptation progressive du pays au monde moderne ; la prise du pouvoir par les communistes le précipite dans la guerre et la pauvreté. La réunification du mouvement communiste par la réconciliation du Parcham et du Khalq, tous deux de stricte obédience soviétique, si elle permet le coup d’État de 1978, ne garantit pas la cohésion des équipes dirigeantes ; tour à tour au pouvoir après l’élimination sanglante du dirigeant en place, les factions ont commis de nombreuses erreurs psychologiques : suppression de la dot – assurance des familles contre l’éventuelle répudiation de la fille qu’on leur prend –, application maladroite de la réforme agraire, et, au fur et à mesure de l’enlisement militaire, la chasse aux recrues. Les purges successives, la fuite à l’étranger ou au « maquis » ont privé le pays de ses cadres et de ses jeunes. Malgré l’aide russe, l’Afghanistan s’appauvrit. Pour la premières fois peut-être en Asie, un pouvoir communiste est en train d’échouer dans la politique de modernisation qu’il veut promouvoir.
On peut voir dans cet échec l’erreur intellectuelle d’une analyse marxiste sans nuance ; l’application de la catégorie de « lutte de classes » à la réalité afghane efface ce qui est le propre de l’histoire nationale de ce pays ; car les luttes en Afghanistan ne se situent pas au niveau des classes, mais au niveau des groupes ethniques : Pashtouns, Hazaras, Tadjiks, Nouristani. C’est sur l’opposition fondamentale et historique des ethnies périphériques contre l’ethnie pashtoune que se greffent toutes les autres oppositions : « groupe gouvernemental de la capitale contre groupes traditionalistes des campagnes, milieux religieux contre milieux réformateurs, propriétaires terriens contre journaliers, commerçants de bazar contre banquiers nationalisés ». Comme le précise l’auteur « chaque groupe social est fermé sur lui-même et se raidit dès qu’apparaît une possibilité d’altération de ses prérogatives… Aucun n’a, en tout cas, d’objectif commun avec l’autre ». Les communistes afghans n’ont pas compris que seule la religion islamique conférait une certaine unité à un pays où les lignes frontalières elles-mêmes sont facilement abolies par un nomadisme saisonnier et une contrebande permanente. Ce n’est pas la lutte des classes qui submergera les rivalités ethniques, les hiérarchies traditionnelles et l’immobilisme social ; mais l’occupation russe et l’impopularité du pouvoir lancent et entretiennent une dynamique de transformation par laquelle l’esprit d’indépendance des Afghans, un tantinet xénophobe se change en un sentiment national moderne, d’autant plus que celui-ci peut aujourd’hui se nourrir aux sources d’un islam érigé en doctrine politique et sociale.
Sur ce point la question afghane rejoint la problématique internationale. Tout d’abord parce que la résistance militaire exprime le refus de s’aligner sur les préoccupations stratégiques du grand voisin du nord ; ensuite, parce que la prise du pouvoir par les communistes participe à la déstabilisation de l’Asie du Sud-Ouest ; l’élimination de Daoud en avril 1978 a suivi d’un an le renversement d’Ali Bhutto au Pakistan et précédé de quelques mois le triomphe de Khomeiny. Or devant ces événements importants pour l’équilibre du monde et la sécurité occidentale, l’Amérique et l’Europe n’ont pas réagi avec beaucoup d’énergie et de conviction. Politiques et militaires apprécient différemment la pénétration armée en Afghanistan ; les états-majors mesurent les avantages stratégiques conquis par l’URSS pour une éventuelle attaque du détroit d’Ormuz ; les diplomates constatent seulement l’aide apporté à un parti communiste local et peut-être une volonté de contrebalancer les succès chinois en Asie. En 1971, lors d’un voyage en Afghanistan, nous avions cru saisir une sorte de connivence russo-américaine pour laisser Moscou relayer la puissance britannique dans sa défense de l’Inde contre les menées chinoises (L’Afghanistan à la recherche d’un difficile équilibre entre l’URSS et la Chine, La Tribune de Genève du 29 avril 1971). La nouvelle politique américaine vis-à-vis de la Chine aurait-elle été perçue par le Kremlin comme la poursuite réussie d’un encerclement dangereux ?
But stratégique à long terme ou nécessité tactique à court terme ? Pour Jean-Christophe Victor l’alternative est un faux problème qui occulte un fait patent : « la constance des facteurs idéologiques guidant le parti communiste d’Union soviétique et le pragmatisme de la politique étrangère de l’état soviétique ». Sans doute n’y eut-il pas de programme préétabli en ce qui concerne l’Afghanistan ; mais en saisissant des opportunités, l’URSS a effectué une nouvelle percée expansionniste qui, même si elle est défensive, lui procure un accroissement de sa capacité offensive, aussi bien vers l’Est que vers l’Ouest.