Les oubliés du bout du monde, Journal d’un marin d’Indochine de 1939 à 1946
Le titre est beau ; il est vrai aussi : les familles, les amis de métropole pensaient aux gens d’Indochine mais ils ignoraient tout de leur situation. L’amiral Romé parle de télégrammes de 10 mots tous les 2 mois ; pour les civils, dont les familles proches étaient généralement sur place, ils n’étaient que de 6 mots tous les 6 mois. Dans ces conditions, l’ignorance est excusable.
Mais quel démon a donc agi pour que cette ignorance se transforme en jugement préconçu chez les dirigeants de la métropole ? Pourquoi a-t-il fallu que leurs premiers envoyés, en septembre 1945, maintiennent en prison pendant près d’un mois, sous la garde des Japonais vaincus, nos militaires qui avaient, face à eux, gardé intacte jusqu’au 9 mars de la même année la souveraineté française sur toute l’Indochine ? Pourquoi a-t-il fallu qu’ils renvoient prisonniers en France, au sortir des camps de concentration japonais, l’amiral Decoux et les hauts fonctionnaires qui avaient sous ses ordres gouverné l’Indochine jusqu’à cette date ?
Paul Romé, qui admire profondément et à juste titre son ancien chef, tient à enfoncer le clou de la réhabilitation de celui « … qui passa longtemps, aux yeux de certaines personnes mal informées, pour le capitulard qui avait cédé aux exigences japonaises » (p. 56). Il a raison, mais ce parti pris justifié l’entraîne au moins sur un point, me semble-t-il, à trop charger, par contrecoup, le général Catroux. Le jeune enseigne d’alors n’avait pas tous les renseignements de première main sur la haute politique.
C’est ailleurs que se trouve l’essentiel du témoignage de ce livre, qui est tout le contraire d’une plainte inspirée par l’amertume. Il est plein d’enthousiasme, au contraire : celui d’un jeune officier de Marine qui, envoyé en Indochine dès sa sortie de l’École navale en 1939, servit sur le croiseur La Motte-Picquet (où il se trouvait à la bataille de Koh-Chang, Thaïlande) avant d’assurer les fonctions de commandant ou d’officier en second du Commandant Bourdais, du Francis Garnier et de l’Armand Rousseau, sans oublier les missions à terre, en particulier pour libérer Saïgon de la terreur viêt-minh à la fin de septembre 1945, et son action inlassable au service du sport, non seulement parmi les marins, mais aussi dans les populations civiles : j’en garde personnellement le souvenir (1).
Les marins ne furent pas les seuls à faire leur devoir : combien ne revinrent jamais, parmi les Marsouins, les Bigors et les légionnaires qui défilèrent en ville de Saigon, fin 1940 et début 1941, pour emprunter la route fluviale ou terrestre de Pnom-Penh et prendre position face aux Siamois du côté de Battambang (Cambodge) ; parmi ceux, mêmes civils, qui « prirent la brousse » dans le Haut-Tonkin, au Laos ou sur les plateaux Moïs le 9 mars 1945, sans autres moyens que leurs corps dévêtus et mal nourris, des mousquetons périmés et des munitions dépareillées ! Paul Romé ne les oublie pas : il a été des leurs. Il n’ignore pas non plus les prodiges accomplis par nos ingénieurs et nos techniciens, avec leurs minutieux ouvriers vietnamiens, pour faire produire, jusqu’au bout, du courant à des centrales chauffées au riz ou à l’huile de poisson, ou pour transporter les voyageurs, grâce à des machines à vapeur privées depuis 5 ans de pièces de rechange, sur des tronçons de voies de quelques kilomètres, reliés par des transbordements, sur ou sous des ponts bombardés par l’aviation alliée, en charrettes à bœufs ou en sampans.
Mais bien sûr c’est des marins qu’il parle avant tout, de ceux qu’il a ou qui l’ont commandé, depuis l’amiral Jean Decoux, notre chef à tous, jusqu’au plus humble matelot annamite du Tahure ou du Song-Giang.
C’est à dessein que je prends ces deux noms comme exemple. La Marine en Indochine, de 1939 à 1945, n’est pas seulement la Marine de guerre qui remporta le 17 janvier 1941 la glorieuse victoire de Koh-Chang, où le croiseur La Motte-Picquet et les avisos Amiral Charner, Dumont D’Urville, Tahure et Marne – d’une moyenne d’âge de 17 ans – coulèrent en 2 heures, dans les eaux territoriales de la Thaïlande, 5 navires constituant la majeure partie de la flotte de guerre de ce pays assaillant, et qui n’avaient en moyenne que 4 ans d’âge, sans recevoir un seul projectile.
La Marine en Indochine, c’était aussi notre flotte de vieux cargos, indispensables pour emmener aux Tonkinois le riz de Cochinchine et ramener dans le Sud le charbon et le ciment du Tonkin, escortés par nos navires de guerre. Les uns et les autres furent pris pour cibles, le long des côtes d’Annam, de 1942 à 1944, par nos alliés anglo-saxons, aviateurs ou sous-mariniers. J’ai encore devant les yeux l’épave du vieux Tai-Poo-Sek chaviré dans la vase de la rivière de Saïgon après l’attaque aérienne du 12 janvier 1945. Un seul sera encore là à la libération : le Kontum… Il sautera sur une mine « oubliée par la guerre » en 1946 !
Le Song-Giang et le Tahure qui l’escortait furent attaqués et coulés au large du Cap Varella (Vietnam), dans la nuit du 30 avril 1944, par le sous-marin américain Flasher. Horrible 1er mai où, devant une porte, des centaines de personnes stationnaient, en larmes, ou passaient, nerveuses, les yeux fixés sur la liste des survivants qui, d’heure en heure, s’allongeait… si peu ! « 120 hommes manquaient, rapporte Paul Romé… tous les officiers, tous les officiers mariniers, les 4/5e de l’équipage… » (p. 139-140). Qu’il était loin, ce beau dimanche 19 janvier 1941 où nous acclamions nos humbles, mais glorieux navires, dont « le vieux Tahure avec sa bonne gueule de cargo pacifique » (p. 72), revenant victorieux de Koh-Chang !
Le 12 janvier 1945, sous les coups de l’aviation alliée, le La Motte-Picquet s’affaissait à son tour, pitoyable, sur le quai de Tan-Tuy-Ha. Ainsi était réduite au silence l’artillerie qui aurait pu faire payer cher aux Japonais, autour de Saïgon, leur traître coup de force du 9 mars 1945.
À cette date, nos derniers navires sont sabordés, pour ne pas tombés aux mains des vainqueurs… en déroute partout ailleurs. C’est à My-Tho que les événements prennent leur tour le plus poignant, avec le sabordage de l’Amiral Charner et de 3 canonnières. Paul Romé y cite « … l’exemple, sans doute unique, d’un commandant qui, dans la même journée, après avoir coulé lui-même au canon son propre bateau, en vit deux autres couler successivement sous ses pieds » (p. 166).
« Les oubliés du bout du monde » le seront un peu moins après la lecture de ce livre remarquablement bien écrit et imprimé. ♦
(1) NDLR : L’auteur de cette analyse, le pasteur Michel Dautry, a passé toute la guerre en Indochine. Son témoignage personnel s’ajoute donc à celui de l’amiral Romé.