Les socialistes et l’armée
Pascal Krop sait de quoi il parle. Spécialiste des problèmes de défense, il est journaliste au Matin. Au moment où les socialistes au pouvoir sont contraints aux décisions militaires, dont les premières sont concrétisées dans la loi de programmation 1984-1988, cet ouvrage de référence vient à point. Il est le fait d’un de leurs amis : on soulignera son objectivité. C’est ainsi que, dès l’introduction, l’auteur donne le ton, caractérisant à merveille « les difficultés du mouvement socialiste, héritier de multiples traditions, à se frayer un chemin entre le mystique et le politique » (1).
L’héritage mystique, c’est d’abord le culte de Jaurès, qui encombre la pensée militaire socialiste comme l’ombre du général obscurcit les esprits RPR. Ils y ont des excuses, tant la ferme pensée de Jaurès est, à bien des égards, prophétique. Nombre de ses thèmes sont encore d’actualité : de grands sujets, comme la dissuasion elle-même (pour lui populaire) ou l’assimilation de la guerre juste et de la guerre défensive ; de moins grands, comme le service différencié, le rabaissement des militaires de carrière réduits au rôle d’instructeurs, la liberté nécessaire de la pensée militaire. Mais à coté du prophète et de sa bible patriotique, il y a d’autres héritages : l’antimilitarisme, né avec l’affaire Dreyfus ; l’internationalisme, en dépit de la rupture qui lui est due au Congrès de Tours ; le pacifisme « défaitiste », mis en pratique en 1940. À ces courants anciens se mêlent ceux de l’histoire récente : la tendance atlantiste et l’hostilité à la force de frappe, toutes deux initiées, politique politicienne oblige, par l’anti-gaullisme. Il aura fallu du temps et la volonté tenace de Charles Hernu pour que le parti socialiste adopte une position « jauresso-gaulliste », à vrai dire quelque peu acrobatique.
De 1971 (année du Congrès d’Épinay et de la création du PS) à 1981, la réflexion du Parti sur la défense prend un élan moderne. Deux lignes essentielles s’y opposent ou s’y combinent : celle de Charles Hernu, celle du CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste) de Jean-Pierre Chevènement. La première, on l’a dit, intègre le gaullisme, indépendance nationale et dissuasion nucléaire. Celle de M. Chevènement – son passage au gouvernement aurait pu le faire oublier – est beaucoup plus radicale, plus mystique : on y défend le socialisme avant la patrie. M. Hernu ne récuse cependant pas cette mystique-là et le modèle d’armée ébauché en 1977 par la Commission de défense du PS n’est guère rassurante pour l’avenir. La force de mobilisation populaire qu’elle esquisse est très proche de la « conception révolutionnaire de la défense nationale » prônée par le CERES. Le service à 6 mois y contribue à l’éveil politique des citoyens, la représentation des appelés est assurée par élection, les cadres d’active ramenés à un rôle inversement proportionnel à la méfiance qu’ils inspirent. Enfin on se rallie à la bombe, mais avec réticence : rebelle à la démocratie, l’arme nucléaire ne sera jamais bien acceptée.
François Mitterrand et Charles Hernu au pouvoir, voici le temps du réalisme… et de la déception des militants. Dès le début l’on constate, par l’honnête rapport militaire de la commission du bilan, que l’armée de « l’ancien régime » se porte bien. On s’aperçoit aussi – horresco referens – que la libéralisation du style de vie dans les armées est de longue date entamée et fort avancée : c’est de 1966 que date la vraie réforme du règlement de discipline générale, dont les aménagements ultérieurs ont été mineurs. Bref, là comme en d’autres domaines, l’herbe était, sous les pieds, coupée, obligeant à la surenchère. D’où la minceur des réformes promulguées : « 30 mesures pour le service national », suppression des TPFA (Tribunaux permanents des Forces armées), changement de dénomination du SDECE (Service de documentation extérieure et de contre-espionnage) et de la sécurité militaire. La réduction de la durée du service est elle-même remise à des jours meilleurs. Pour se justifier, on met le chômage en avant, déplorable argument. Mais l’auteur, s’en tenant à un constat objectif, ne parle pas de ce qui est sans doute le plus important changement et qui se situe au niveau des corps de troupe : le trouble apporté dans les esprits par le non-dit socialiste, cette fameuse « sensibilité » qui n’est point favorable à l’exercice de l’autorité militaire telle que tous les pays et tous les temps l’ont pratiquée.
Passant aux options stratégiques, Pascal Krop discerne bien les 2 seuls choix nouveaux et importants qui ont été faits : l’élévation de la mise en oeuvre de l’armement nucléaire tactique au niveau du Chef d’état-major des armées (Céma) et la création d’une force d’action et d’assistance rapide. Il perçoit avec la même lucidité la liberté d’action de l’actuel pouvoir, qui contraste avec les contraintes qui liaient le précédent. La lucidité touche même à l’ingénuité dans cet aveu : « tour à tour, Georges Pompidou et Valéry Giscard d’Estaing n’ont pas voulu opérer les choix nécessaires (en matière de politique militaire) par crainte sans doute de commettre des erreurs qui auraient pu, plus tard, leur être reprochées. Pour les socialistes, la question se présente différemment ». C’est ainsi qu’en effet nul, dans l’opposition actuelle, ne critique la ferme attitude du président à l’égard de l’URSS, ni son atlantisme accusé. Curieuse inversion : le président Giscard d’Estaing craignait son opposition ; François Mitterrand a plus de raisons de craindre ses partisans.
Mais, de même que pour l’évolution de l’éthique militaire, le non-dit est l’important, ce sont les perspectives d’avenir lointain qui, en fait de stratégie, peuvent inquiéter. La force de mobilisation populaire projetée dans les années 1970 par le parti, la DOT jauressienne évoquée par M. Lemoine, la nouvelle formation des officiers lancée par le même secrétaire d’État, la réduction « inévitable » du service, le rajeunissement du dispositif Brossollet de non-bataille, pourraient aboutir à un modèle d’armée surprenant. ♦
(1) Certes on relèvera quelques erreurs ou excès : sur la soumission du nouveau pouvoir au « lobby » militaire ; sur l’audience des comités de soldats en 1974 ; sur les « belles pages » d’Antoine Sanguinetti ; sur la bombe à neutrons ; sur la fonction du SGDN. À l’inverse, on notera d’audacieuses indiscrétions sur les collaborateurs militaires du parti socialiste.