Le corps militaire, politique et pédagogie en démocratie
Dans ce livre à l’expression très concise, il est quelquefois difficile de saisir tous les détours de la pensée de l’auteur, mais le sujet est très intéressant et l’ouvrage comporte un grand nombre de réflexions qui méritent d’être méditées et approfondies. Rien ne permet cependant de se faire une idée des orientations de l’auteur sauf, dans la bibliographie, la mention de deux articles, l’un sur « Des jardins de bravoure et des piscines roboratives – le sport, parcours de pouvoir » (Temps modernes) et « Aimez-vous les stades ? Architecture de masse et mobilisation » (Recherches, avril 1980).
Ce que l’on peut dire sur ce travail, c’est qu’il est nourri de très nombreuses citations soigneusement repérées et couvrant un large éventail d’opinions et d’époques, de Jacques-Antoine-Hyppolite de Guibert à John Nathan (La vie de Mishima, Paris, 1980). L’auteur paraît très familier avec l’histoire militaire, même s’il attribue à Guibert l’invention du système divisionnaire qui est due à Pierre Joseph de Bourcet.
Le but avoué du livre est l’étude de ce qu’Alain Ehrenberg appelle le « héros ordinaire », du dressage de cette machine à combattre et à obéir qu’est le soldat. Il étudie les variations des conceptions de ce dressage depuis l’époque où l’ordre serré faisait partie de la tactique jusqu’au moment où l’emploi des tirailleurs sous la Révolution est venu l’ébranler. Dans le premier cas, le combat est avant tout une épreuve de calme où l’on doit contenir l’agitation d’un ensemble d’individus ; dans le deuxième, il faut que l’individu soit capable d’autonomie et d’initiative.
Une autre dimension intervient tout au long de l’ouvrage comme le titre le laisse deviner : la dimension politique. Guibert avait bien vu que « L’État étant le serviteur de chacun en même temps que de tous sont au service de l’État, cette relation mutuelle de service est un aspect majeur de la relation politique moderne ». Il y a aussi une conception de l’homme qui change le discours éducatif dans le même sens que l’évolution de la tactique, pour obtenir que le soldat doive compter sur ses propres forces, pour que l’on obtienne son initiative, tout en gardant sa docilité. Alain Ehrenberg oppose le combattant « qui fait la preuve de son appartenance à l’état d’homme et qui est donc, éminemment sociable, au violent qui échappe à sa propre volonté et qui n’est plus que le jouet de ses propres impulsions ». Il s’agit donc d’une pédagogie qui ne fait pas un homme passif mais un individu combatif « dont l’autonomie conditionne la docilité ».
Peut-on dire que ce mécanisme est étroitement lié au fonctionnement de la relation politique en démocratie ? C’est un paradoxe qui fait aujourd’hui problème. En conclusion, Alain Ehrenberg revient à celui qu’il appelle l’individu combatif, « celui qui est à la fois obéissant et puissant : une souveraineté domestiquée, un citoyen ». Docilité et autonomie ne sont pas, pour lui, en contradiction mais en utilisation conjointe ou décalée en fonction d’objectifs déterminés, « non pas une dialectique du maître et de l’esclave, mais plutôt une volonté d’abolir les termes de cette dialectique dans une figure nouvelle qui emprunte tant aux vertus de l’un qu’à celles de l’autre ». L’idéal serait celui d’un pouvoir s’exerçant sans peine sur les individus qui se maîtrisent sans contrainte aucune. Mais ici ne sommes-nous pas un peu à la limite du rêve ?
On voit le domaine des réflexions dans lequel nous entraîne Alain Ehrenberg. Peut-être aurait-il eu intérêt à lire un petit livre dont on ne retrouve pas la référence dans sa bibliographie : The anatomy of courage, par Charles McMoran Wilson (ou lord Moran), le médecin de Winston Churchill. Il y trouverait d’intéressantes considérations sur le control within, celui que l’homme exerce sur lui-même, mais aussi le control without, que l’on exerce par la discipline militaire de l’extérieur, et qui est nécessaire au moins tant que cet homme n’a pas vu le feu. Finalement le problème majeur est celui de maîtriser sa peur. ♦