La conquête des esprits. L’appareil d’exportation culturelle américain
L’intervention du ministre français de la Culture, Jack Lang à la conférence de Mexico mettant en cause la pénétration culturelle nord-américaine met en valeur l’étude d’Yves Eudes. On avait déjà pris l’ampleur du phénomène en France, avec La France colonisée de Jacques Thibau ; cette fois c’est tout l’appareil, ou même le système culturel américain tel qu’il se projette à l’étranger, et principalement au Tiers-Monde, qui est analysé.
On connaît les liens qu’ont toujours entretenus un certain idéalisme américain et l’expansionnisme culturel. Pour les pères fondateurs, la République américaine n’est-elle pas cette « Nation universelle » qui poursuit des idées universellement valables (Thomas Jefferson), une « république pure et vertueuse » qui a pour destin de gouverner le globe et d’y introduire la perfection de l’homme (John Adams). Certes cette portion de messianisme demeure et la « destinée manifeste » anime toujours les présidents américains de Woodrow Wilson à Jimmy Carter.
Mais le lien entre culture et diplomatie n’apparaît-il pas plutôt de manière plus prosaïque comme la conscience que, dans ce monde chaotique et en proie à l’anarchie, les seuls États-Unis apparaissent comme l’élément susceptible d’apporter une vision globale (Zbigniew Brezinski) ou des outils analytiques (Henry Kissinger). Pourtant le lien entre les affaires commerciales et économiques et l’image culturelle sont des plus fermes. Ce qui est, apparemment, plus étrange est qu’ils aient été perçus depuis fort longtemps comme une affaire publique. Les relations culturelles ont toujours constitué une sorte de quatrième dimension des actions internationales classiques aux côtés de la diplomatie, du militaire ou de l’économique. Du mémorandum Kennedy de 1963 explicitant les objectifs principaux de l’action culturelle extérieure des États-Unis au rapport Rockefeller de 1969 sur l’Amérique latine, les textes d’orientation se sont succédé inspirés de la même philosophie néo-interventionniste basée sur des programmes d’information, d’échanges de personnes d’aide, ou de propagande. Mais le véritable credo sur lequel repose l’approche américaine de 1945 à la critique appuyée du rapport McBride (1981) et du concept de « nouvel ordre mondial de l’information » est la libre circulation de l’information présentée à l’après-guerre comme la meilleure garantie contre la résurgence des régimes fascistes.
Significative est cette citation du secrétaire d’État John F. Dulles, rappelée par Yves Eudes : « Si on devait me laisser établir qu’un seul principe de politique étrangère, je choisirais la libre circulation de l’information ». Mais ce qui a donné à ce concept une formidable impulsion est la conjonction de deux facteurs décisifs. D’une part, l’expansion culturelle a été très vite liée, du fait de la guerre froide, aux impératifs de la sécurité nationale, d’où la mobilisation de tout l’appareil d’état à son service. Puis, du fait de la suprématie technologique des États-Unis, au départ militaire, dans le domaine des communications, l’utilisation de moyens divers est en expansion permanente. À partir de ce constat tout se tient : création d’un réseau mondial ancré sur ces États-Unis qui supplante très vite la place de Londres, développement rapide de l’électronique et des marchés d’exportation. L’Amérique devient la mémoire du monde.
Yves Eudes décrit, avec détail, les ramifications de cet appareil d’exportation culturelle américaine. De l’Agence internationale de communication (US International Communication Agency) doté d’une radio (la célèbre Voice of America, ou VOA) ou de nombreux programmes annexes de presse, de publication ou d’échanges à l’AID (Agence pour le développement international) ou le Peace Corps, sans oublier la CIA (Central Intelligence Agency), le bilan est impressionnant.
La permanence des thèmes (politique économique libérale, relations avec les alliés, libre circulation des idées) image de l’American way of life n’a rien pour surprendre. En revanche on devrait s’interroger sur la rentabilité de l’impact qui peut avoir cette présence culturelle américaine dans le Tiers-Monde. Si le message passe, c’est qu’il intervient dans un véritable désert culturel, mais qui touche-t-il, et produit-il des effets durables ? Il peut paraître surprenant qu’après l’expérience iranienne ne soit intervenue aucune redéfinition significative des activités culturelles à l’étranger. Ces études d’impact ne manquent point mais, au-delà de certaines constatations d’existence, elles nous enseignent peu sur l’efficacité réelle de ce puissant appareil.
En tant que grande puissance, les États-Unis ne pouvaient éviter d’agir dans le domaine extraordinairement sensible de l’esprit. Il serait excessif de parler de simple invasion car souvent il s’agit de retour et les milieux récepteurs ne s’offrent-ils pas aisément à ces influences faute de leur opposer une volonté réelle. L’image culturelle des États-Unis, si controversée depuis 1945, est-elle toujours aussi dominante ou plutôt ne conviendrait-il pas de l’équilibrer en donnant son plein sens aux notions d’interdépendance, d’échange et de dialogue. La culture est inséparable de sa dimension technologique, industrielle, commerciale et sociale. Véritable enjeu elle participe de plain-pied aux tentatives de redéfinition qui sont à l’œuvre à l’heure actuelle au plan mondial. ♦