L’Europe sans défense ?
Peut-on craindre – comme le suggère le point d’interrogation ponctuant le titre de cet ouvrage – que l’Europe ne soit pas défendue, alors que les États-Unis y entretiennent une force de 330 000 hommes, qu’ils y entreposent quelque 6 000 armes nucléaires tactiques et qu’ils s’apprêtent à y installer des missiles destinés à répondre à la menace que représentent les SS-20 soviétiques ?
Le colonel Manel ne le conteste pas, mais il déplore que les Européens, en s’en remettant au bon vouloir des Américains pour leur défense, aient abdiqué une part de leur indépendance. Les intérêts des États-Unis et de l’Europe ne coïncident pas toujours, comme en témoignent l’affaire du gazoduc sibérien et la crise du Moyen-Orient. Mais il y a plus grave : un conflit périphérique mettant aux prises les deux superpuissances ne tarderait pas à gagner l’Europe. Or, la stratégie de l’Otan – en fait celle de Washington – vise à épargner le sanctuaire américain mais transformerait l’Europe occidentale en champ de bataille, d’abord conventionnel, puis nucléaire, c’est-à-dire en ruines.
Et pourtant, si les Européens consentaient à s’unir, ils trouveraient, estime l’auteur, les moyens d’assurer eux-mêmes leur défense. Comment réaliser cette union politique ? Quelle stratégie doit-elle adopter ? Quels en sont les moyens et sont-ils à la mesure de la grande puissance que serait l’Europe ? Tel est l’objet de cette étude fort intéressante et sérieuse qui, à bien des égards, s’apparente à un rapport de l’Institut des hautes études de défense nationale dont le colonel Manel était naguère l’auditeur.
Sans vouloir rendre compte, même brièvement, de ce travail qui a au moins le mérite de ne laisser dans l’ombre aucun des aspects de ce vieux problème sur lequel les Européens ne cessent d’achopper depuis l’échec, en 1954, de la CED (Communauté européenne de défense), indiquons-en les idées maîtresses.
L’auteur constate tout d’abord que ce n’est pas en juxtaposant successivement des secteurs d’action communautaire que l’on construira l’Europe. Elle ne se fera pas horizontalement en quelque sorte, mais verticalement. On ne fera pas de progrès si l’on s’obstine à donner la priorité au plan de l’économie. Au point où elle en est, la construction de l’Europe ne pourra progresser que par la mise en chantier d’un système de défense collectif. Il y faut nécessairement un cadre politique : l’actuelle Union de l’Europe occidentale (UEO) doit être le creuset, le laboratoire de ce projet d’union politique.
Une pièce maîtresse de cet édifice politique serait, selon les vues de l’auteur, un conseil intergouvernemental qui ferait office de trait d’union permanent entre d’une part les États membres – en priorité les sept de l’UEO auxquels pourraient se joindre d’autres États, méditerranéens notamment – et d’autre part un exécutif fédéral. La fonction de ce conseil serait de tracer la frontière entre les problèmes restant dans le domaine de la coopération politique et ceux du ressort de la souveraineté communautaire. L’Assemblée de Strasbourg et l’Assemblée de l’UEO se transformeraient respectivement en Chambre des Peuples et Chambre des États contrôlant cet exécutif européen. Le président de l’Union serait élu au suffrage universel.
Selon les propos du colonel Manel, « la Méditerranée est à l’évidence le centre de gravité d’une politique étrangère commune de la future Union européenne. Celle-ci s’appuierait sur une stratégie économique régionale de développement agricole et industriel, militaire grâce à la présence d’une flotte de guerre dont elle possède déjà certains éléments épars intégrés ou non dans l’Otan (Grande-Bretagne, France, Italie) ».
À long terme, deux options s’offriraient à la politique étrangère de l’Union :
1° La dissolution des blocs et le retrait des divisions américaines et soviétiques ;
2° Si les Soviétiques refusaient cette proposition, l’Union européenne inviterait alors les Américains à demeurer en Europe, mais à dissoudre l’Otan et à transformer l’Alliance atlantique en une alliance mondiale ouverte à tous les pays démocratiques. Un nouveau commandement américano-européen serait institué.
Quelle stratégie cette Union devrait-elle adopter ? Celle de la France, basée sur la menace de frappes nucléaires sur les cités de l’agresseur, après que sa volonté d’invasion ou de destruction ait été mise en évidence, n’est pas transposable à l’Europe. L’auteur en fait d’abord la critique en posant la question essentielle qui est de savoir à partir de quel niveau une agression est jugée insupportable au point de justifier la riposte stratégique. Je le cite : « L’idée d’invasion du territoire national est-elle intolérable pour les citoyens au point que ceux-ci admettent que le pouvoir politique soit fondé à brandir la menace de représailles massives, au risque de provoquer en retour l’extermination des populations ? Et si les citoyens manifestent publiquement leur désaccord – ils l’ont déjà fait dans des sondages à froid ; que serait-ce alors à chaud ? – quelle idée se ferait l’agresseur de la détermination du président de la République de ne point céder aux sirènes de la peur et du désespoir ? Question qui en amène immédiatement une autre : sans renoncer en quoi que ce soit à la stratégie de dissuasion, ne serait-il pas plus judicieux, pour renforcer sa crédibilité, de ne pas être amené à menacer le premier un agresseur en réponse à une tentative d’invasion, mais à le contraindre, s’il veut parvenir à ses fins, d’engager lui-même le processus d’escalade vers l’échange thermonucléaire ? Pour cela, il doit trouver sur son chemin un obstacle dont l’élimination causerait à la défense de tels dommages que sa contre-riposte serait quasi automatique : une sorte de vengeance posthume de celui qui, blessé à mort, tue son propre assassin avant de disparaître ».
Il y a là, le lecteur l’aura saisi, une réhabilitation de la « bataille » et de ce qui doit être aujourd’hui son objet : faire monter les enchères au point que le risque d’échange stratégique devienne plausible.
De cette bataille, la France fait, pour ainsi dire, l’économie grâce à sa situation géographique, car cette bataille se livre déjà en avant de ses frontières. De même, une Europe unie n’accepterait ce concept stratégique qu’à la condition que cette bataille épargne son sol et se livre à l’Est, et que ce soient les États du Pacte de Varsovie qui en fassent les frais. C’est ce que préconise le colonel Manel. Il propose en effet un système européen de défense combinant trois catégories de forces.
• Les deux forces nucléaires stratégiques nationales modernisées, avec une composante océanique et une composante aérienne. Cette dernière pourrait être construite conjointement par les deux pays, et c’est elle qui assurerait le couplage entre les systèmes centraux français et anglais et la défense communautaire. Les forces nucléaires stratégiques resteraient à la disposition des deux nations.
• Une armée européenne intégrée ayant deux composantes.
1° Une force de mouvement, avec sa couverture aérienne, serait chargée d’interdire toute agression mineure localisée et de livrer, si nécessaire, avec l’appui de l’armée nucléaire dont nous allons parler, la bataille de l’avant au plus près du rideau de fer. Elle serait en outre appelée à fournir les éléments du deuxième échelon de forces en renforcement d’une intervention éventuelle à l’extérieur du théâtre central européen.
2° Une armée d’artillerie nucléaire européenne composée de 350 lanceurs mobiles. Le vecteur aurait une portée de 1 000 kilomètres et serait armé d’une tête nucléaire de 60 kt. Le lanceur, un véhicule à roues tout chemin de 5 tonnes de charge utile, ayant une mobilité semi-stratégique avec une autonomie de 750 kilomètres, porterait deux rampes et serait suivi de deux autres véhicules transportant chacun trois missiles, soit, à raison de 350 lanceurs pour cette armée, 2 800 coups disponibles. L’armée nucléaire, articulée en trois corps d’armée à trois divisions et un total de 54 régiments nucléaires, serait alimentée en informations par un réseau de satellites d’observation et de communication. Chaque véhicule-missiles serait doté d’un périscope connecté à un mini-calculateur de batterie chargé d’élaborer les éléments de tir à partir des informations reçues des PC (Postes de commandement) régimentaires, eux-mêmes reliés à un système central informatisé de répartition et de planification des tirs. Cette armée nucléaire relèverait de l’autorité du président de l’exécutif fédéral. Une fois le feu vert donné par cette autorité, l’emploi des feux serait décentralisé et conçu de façon à battre toute la profondeur du terrain situé entre les frontières de la RFA (République fédérale d’Allemagne) et de l’Union soviétique, tous les objectifs militaires fixes ou mobiles repérés. Elle pourrait être dotée de l’arme à radiations renforcées.
• Dernier élément de ce système de défense : les forces nationales ayant en charge la défense en surface et restant à la disposition de leurs gouvernements respectifs.
Au total, avec la force aérienne et la flotte de Méditerranée restant en temps normal sous commandement national mais placée sous commandement intégré à partir d’un certain degré d’alerte, c’est un total de 400 000 hommes, dont 220 000 pour l’armée de terre, qui serait mis à la disposition de l’exécutif fédéral, qui exercerait sur ces forces une autorité pleine et entière par l’intermédiaire d’un haut-commandement intégré et de trois commandements subordonnés à celui-ci : un commandement centre-Europe coiffant les forces aéroterrestres et l’armée nucléaire, un commandement de la Méditerranée, un commandement des opérations extérieures.
Deux questions se posent au vu de ce système de défense apparemment logique et cohérent. La première concerne son coût. La partie la plus onéreuse est, bien sûr, l’armée nucléaire de théâtre. L’auteur en détaille la facture qui se monte à 50 milliards de francs mais ne comprend pas, semble-t-il, le coût des satellites d’observation et de communication. La seconde question, d’ordre politique, est autrement ardue. Comment convaincre les Européens de la nécessité de troquer l’Alliance atlantique contre cette Union européenne et d’abandonner les souverainetés nationales ? ♦