L’utopie au pouvoir, l’histoire de l’URSS de 1917 à nos jours
Les deux auteurs de ce gros livre sont des Soviétiques dont l’un, maître-assistant à Paris-Sorbonne, vit en France depuis 1969, et l’autre, chercheur à l’Université d’Harvard, est aux États-Unis depuis 1976. Ils ont écrit leur livre en russe. C’est donc à travers une traduction que nous avons accès à leur œuvre, et cette traduction paraît quelquefois un peu lourde.
D’abord Michel Heller pour les chapitres I à VI, puis Alexandr Nekrich (pourquoi Alexandre sans e ?) pour les chapitres VII à X, les deux pour le chapitre XI, ont voulu réécrire l’histoire de l’Union soviétique depuis la période qui a précédé la Première Guerre mondiale jusqu’en 1980, en terminant par un tableau décrivant l’URSS contemporaine de l’Acte final d’Helsinki et l’invasion de l’Afghanistan. Le but poursuivi, très louable, est de remplacer l’histoire officielle soviétique qui, dans ses évolutions, n’a jamais dit toute la vérité, ou plutôt a présenté des tableaux successifs obéissant aux directives des puissants du jour, Lénine puis Staline, puis les autres.
Il en résulte un récit souvent très détaillé, très précis, qui est certainement une base de documentation remarquable, mais qui est difficile à lire. Et c’est dommage, car les deux auteurs font la démonstration de ce qui constitue fort justement le titre de l’ouvrage : l’utopie au pouvoir. Ils montrent comment les maîtres successifs du Kremlin ont voulu forcer la réalité, à se conformer à leurs théories, et d’abord Lénine qui, en 1921, doit reconnaître qu’il s’est trompé : l’invasion de la Pologne n’a pas été le début de la révolution mondiale, il doit réviser sa politique vis-à-vis de la paysannerie. En quatre ans cette « erreur » avait coûté cher en vies humaines, mais la NEP (Nouvelle politique économique) lui succède et ne peut empêcher une terrible famine.
La NEP meurt en 1926. L’expérience de Lénine n’aura servi à rien car Staline lancera la dékoulakisation. Le plan devient roi. Si on ne le remplit pas, c’est la faute des « saboteurs ». Le passage de la petite agriculture à la grande agriculture collective bouleverse en neuf semaines la vie de 130 millions de paysans.
La famine de 1931-1932 laisse loin derrière elle celle de 1921-1922. Non seulement le bilan économique est lamentable, mais il se solde par des millions de victimes exécutées, déportées ou mortes de faim. Après la guerre, les mêmes procédés seront utilisés dans les pays baltes, avec les mêmes résultats. En 1951, les 33 millions de Kolkhosiens qui nourrissaient 200 millions d’habitants « restaient, après les détenus, la population la plus misérable, la plus déshéritée de la société soviétique ».
Le dernier chapitre s’appelle « l’époque du socialisme réel » (1965-1980). Après Khrouchtchev, le parti aspire à la tranquillité, La Nomenklatura est une véritable classe dirigeante, une oligarchie déguisée. On voit naître la dissidence, les mouvements nationalistes dans les républiques minoritaires, et des difficultés dans les pays satellites, comme le Printemps de Prague. Mais l’agriculture ne se porte pas mieux. « L’État fait semblant de payer, les ouvriers font semblant de travailler », ce qui explique la faible productivité soviétique, tout autant qu’une planification hypertrophiée et une gestion centralisée qui empêchent l’économie de fonctionner.
La conclusion des auteurs est que le système soviétique s’est révélé inapte à résoudre les problèmes économiques, sociaux, nationaux. « La stabilité du régime s’explique par un contrat social d’un nouveau type : les citoyens aliènent leur liberté à l’État, en échange de quoi l’État leur donne le droit (qu’il contrôle) d’abuser de leur position et de tourner la loi. En même temps, l’État garantit des conditions existence minimales », avec une couche de la société dotée de privilèges variables mais sans avoir de droits. C’est sur cette conclusion désabusée que se termine ce livre, fort intéressant malgré ses difficultés dans ce tableau qu’il présente de l’histoire de l’Union soviétique. ♦