Vieille Afrique, jeunes Nations
Philippe Decraene, africaniste éminent dont les ouvrages font autorité, comme la rubrique qu’il dirige au Monde, nous livre ici la somme de ses observations, de ses études et de ses réflexions. Il faut rendre hommage à la sérénité avec laquelle il traite un sujet où l’objectivité est méritoire et souligner l’utilité de ce traité complet, unique en son genre, sur l’évolution récente du continent africain et les perspectives de son avenir. Certes les publications des Presses Universitaires de France cherchent plus à instruire qu’à séduire, et certains pourront regretter l’aspect analytique que revêt toute étude exhaustive.
L’auteur se refuse aux conclusions tranchées. Mais cette discrétion est sagesse africaine : nul, chercheur ou gouvernant, homme de pensée ou d’action, ne saurait prétendre maîtriser le chaos originel où croupissent et mûrissent, dans une attente encore aveugle, la nature et les hommes du continent équatorial.
Mutations culturelles, sociales ou religieuses, handicaps économiques, tensions internes ou sujétions extérieures, espoirs et déceptions du panafricanisme, le panorama est complet. Brossé sans concession, il n’est pas rose, et la conclusion apparaît, dans son optimisme, comme ces formules polies et peu sincères par lesquelles, dans le monde, on prend congé.
De colonialisme en néocolonialisme, le nouveau fait parfois regretter l’ancien. L’occidentalisation des mœurs, effet et cause de l’urbanisation pléthorique, sécrète patiemment une société sans morale. De cet amoralisme – au-delà des prévarications fréquentes dans la fonction publique – la désertion des élites intellectuelles, diplômés expatriés ou inlassables étudiants des facultés européennes, est l’illustration la plus affligeante. Cinéma, radio et télévision ajoutent singulièrement à la confusion mentale : au moment où certaines émissions de la télévision française s’apparentent à une entreprise de « déculturation », on voit mieux les risques que fait courir à une population de type traditionnel la puissance anonyme des boîtes magiques déposées sur le sol des cases et les nattes des campements. Les religions pourtant se maintiennent mieux qu’en Occident. L’Islam progresse et passe, curieusement, pour plus « authentique » que le Christianisme. Sensible en effet au déracinement culturel, l’intelligentsia travaille à promouvoir l’authenticité africaine, qu’elle soit philosophique sur les traces de M. Senghor et de sa négritude, ou politique avec le Président Mobutu. Les avatars d’état-civil de quelques chefs d’État sont les reflets de ces recherches : le Président Bongo a troqué Albert-Bernard pour Omar, et Monsieur Mobutu, de Joseph-Désiré, est devenu Sese Seko Kuku Ngbendu Waza Banga.
Les difficultés africaines les plus concrètes sont d’ordre économique. Les « échanges inégaux », l’indifférence des dirigeants à l’égard de l’agriculture de subsistance, la balkanisation du territoire et la crise pétrolière concourent pour aggraver inexorablement la baisse des niveaux de vie. Le morcellement territorial, souvent aberrant, paraît sans remède dès lors que le sentiment national, constamment renforcé, s’en tient au déplorable principe de l’intangibilité des frontières issues de la décolonisation. En consacrant solennellement ce principe en 1963, la conférence constitutive de l’OUA (Organisation de l’unité africaine) n’a fait qu’entériner le dépeçage décidé en 1885 à la Conférence de Berlin. En dépit de quelques tentatives de regroupement régional, dont la mise en valeur de la vallée du Sénégal donne un exemple, le temps travaille contre la nécessaire remise en ordre : à l’instar de la RFA (République fédérale d’Allemagne) face à la RDA (République démocratique allemande), les nations les moins défavorisées, Côte d’Ivoire ou Gabon, répugneraient sans doute à se charger du poids mort des pays enclavés, Haute-Volta ou République Centrafricaine. La coopération enfin, sans doute insuffisante mais injustement critiquée en France même, n’est qu’une solution partielle si elle ne suscite pas les volontés autochtones. « Tu offres au pauvre un poisson ? Apprends-lui donc à pêcher », dit le proverbe chinois ; il faut y ajouter une troisième proposition : « donne-lui le goût de la pêche ».
Cuba, le vrai gendarme de l’Afrique, y entretient plus de 40 000 de ses ressortissants (20 000 en Angola, 18 500 en Éthiopie, 3 700 ailleurs) et le quart de son armée. Mais il ne s’agit là que de théâtres d’opérations, qui ne sauraient masquer les échecs de toutes les entreprises socialistes africaines, ni le caractère éphémère des « bastions » soviétiques. Ces échecs patents, l’auteur les attribue, après d’autres, à « la faiblesse de l’idéologie ». L’explication est sinon courte du moins sommairement énoncée. La tare congénitale du socialisme, où qu’il soit pratiqué, est loin d’être fondé sur l’idéologie. Devant l’indifférence ennuyée des peuples, la théorie élaborée par quelques-uns ne peut se perpétuer que par la contrainte. Telle est bien la situation de l’URSS depuis soixante ans. Telle est aussi la cause des heureux échecs des expériences africaines, en Guinée, au Mali, en Tanzanie…, et qui sont autant de faire-valoir pour les « miracles économiques » ivoirien et gabonais. On reconnaîtra seulement que le robuste bon sens des masses est en Afrique particulièrement allergique à nos fumées idéologiques. Les communautés conviviales ignorent non les classes mais la lutte des classes.
C’est avec le même œil africain qu’il faut juger les régimes « militaires » qui prolifèrent sur le continent (19 sur 51 États). Philippe Decraene fait une excellente analyse de leur succès et réhabilite ainsi une catégorie de dirigeants que l’opinion française assimilerait fort abusivement au personnage des « trois tyrans » (Amin Dada, Macias Nguema, Bokassa 1er). De façon analogue est mise en lumière la spécificité aimable du parti unique à l’africaine : le palabre interne, base d’un consensus où se fondent peu ou prou les opposants, rétablissant en son sein l’exercice d’une certaine démocratie.
Ce n’est qu’avec l’indépendance que le modernisme a commencé à répandre en Afrique ses bienfaits évidents et ses insidieux ravages. Philippe Decraene pense que, tout compte fait, elle y a bien résisté : « l’Afrique noire n’a pas perdu son âme ». Son âme exubérante, son âme d’un si beau noir, son âme-nature, c’est elle sans doute que voyait Jean-Paul II lorsque, tout blanc sur sa tribune nigériane, il annonçait au monde que l’Afrique, quelque jour, l’étonnerait. ♦