Les gens de la CIA
Cette volumineuse étude d’Alain Guérin, journaliste et écrivain, auteur d’une œuvre abondante et diversifiée, est l’un seulement des ouvrages qu’il entend consacrer à la. L’un a déjà été publié ; un autre devrait suivre. Pour bâtir celui-ci, il s’est associé à un écrivain de formation, devenu journaliste, Jacques Varin, et ils n’ont sans doute pas été trop de deux pour défricher l’énorme terrain qui s’offre à l’analyste qui entend traiter exhaustivement, en « renseignement ouvert », un aussi considérable sujet, et si propre à la controverse.
Le procédé choisi pour ordonner cette étude est celui de la galerie de portraits. Douze noms ont été retenus parmi ceux qui ont assumé, depuis 1947, date de création de l’Agence, soit les postes au sommet, soit des fonctions essentielles, qu’ils ont sus, les uns et les autres, marquer de leur personnalité et de leur autorité. À côté de grands directeurs – Allen Dulles, William Colby, Richard Helms – prennent place d’autres personnalités que la presse a pu rendre familières aux Français eux-mêmes : Edward Lansdale, James Angleton, Richard Bissell, Howard Hunt ; d’autres enfin que seuls connaissent ceux que passionnent renseignement, services secrets, actions clandestines : Kermit Roosevelt, Ray Cline, Thomas Karamessines, William Langer, Frank Wisner. Ils nous sont surtout définis dans leur comportement professionnel et leur carrière au sein de la CIA, dans la conception qu’ils semblent ou ont déclaré avoir nourri de leurs missions, dans leur action créatrice et leur rôle exact sur le terrain. Autour d’eux gravitent de moindres responsables, simplement esquissés, qui ne peuvent voir, comme eux, résumer dans une tête de chapitre éloquente leur personnalité ou leur action : général Bedell Smith, amiral Rabom, Lou Conein, général Walters…
Mais il ne s’agit là, précisons-le, que d’un procédé. L’objet du livre est, en réalité, de démonter, pièce par pièce, à travers les hommes choisis, l’ensemble des activités de la CIA, et surtout celles qui se peuvent ranger sous le vocable très clair de « covert action ». Pour le non initié, le long inventaire de ces interventions connues, probables ou supposées, essentiellement centrées sur la période de la guerre froide, ne peut pas ne pas l’amener à penser que les États-Unis ont, avec la CIA, créé un monstre froid, capable de toutes les illégalités, de tous les faux, de toutes les manipulations, de tous les meurtres, individuels ou collectifs, en un mot de tous les crimes imaginables ! Un monstre aux ordres directs du Président, susceptible d’encaisser à sa place le discrédit ou la honte des échecs notoires, comme aussi d’outrepasser les ordres ou les simples et prudentes indications et de faire courir au pays comme au monde le risque de douloureux réveils.
De la manipulation des Chinois de Taïwan à celle des présidents du Mexique, de la chute de Mossadegh en Iran à l’échec de la Baie des Cochons à Cuba, de l’assassinat de Diem à celui du Che, de l’action contre-révolutionnaire réussie aux Philippines au ratage de l’opération Phénix au Vietnam, des vols de l’U-2 (avion de reconnaissance américain) à la diffusion d’un discours falsifié de Khrouchtchev au XXVIe Congrès du Parti communiste de l’URSS (PCUS), de la torture au « Mind control », jusqu’enfin aux possibilités d’implication de l’Agence dans l’affaire du Watergate et la chute de Nixon, nous pensons que rien de l’essentiel n’a échappé à l’examen et à la réflexion de nos auteurs.
L’amoncellement des faits, leur enchevêtrement, leurs fréquentes contradictions, celles surtout qui surgissent entre les déclarations des protagonistes, les commentaires des journalistes, les témoignages recueillis par les tribunaux ou les commissions parlementaires, peuvent donner le vertige. Le lecteur a le sentiment d’avancer dans un marais de joncs sans pouvoir s’accrocher à quelque chose de ferme, de sûr. Seuls les auteurs semblent disposer, dans cette monstrueuse végétation, d’un subtil et résistant fil d’Ariane. Avec ténacité et objectivité, ils s’efforcent d’éclairer et de résoudre ces irritantes contradictions, de retenir des preuves et d’arrêter des certitudes.
Mais la tâche est difficile, et le résultat inférieur, sans doute, à l’effet escompté et aux efforts consentis. Plus de questions demeurent posées que de réponses claires et nettes apportées. Que l’action clandestine protégée par le secret d’État efface les limites du légal et de l’illégal, cela est vrai quel que soit le pays considéré. Que les fins de la raison d’État imposent des moyens que la morale rejette, on en trouve maints exemples dans l’histoire de toutes les nations qui siègent aujourd’hui à l’ONU. Mais la confusion et le doute demeurent et demeureront dans le partage des responsabilités entre « gens de la CIA » et « gens de la Maison-Blanche » dans l’inventaire des activités de la première. Et la condamnation morale et définitive des responsables de l’Agence paraît bien hasardeuse pour des hommes qui pouvaient se dire souvent des soldats de la guerre froide…
Le livre établit, par contre, sans conteste, l’esprit de corps qui lie entre eux sur l’essentiel ceux qui lui appartiennent ou lui ont appartenu. Cela tient sans doute à la conscience très forte qu’ils y acquièrent de la nécessité et des exigences d’une Centrale de renseignement efficace pour la défense d’une nation. On peut affirmer la même chose des membres du SIS, du SDECE et du KGB (respectivement services de renseignement britanniques, français et soviétiques), pour ne citer que les principales d’entre elles.
II démontre aussi, par la richesse même de son information, que si un « service secret » a frôlé la décomposition et la mort par imprudence peut-être, mais surtout pour excès de publicité, c’est bien la CIA ! Les auteurs la créditent cependant d’un retour à la santé et à la confiance du Pouvoir. Souhaitons-lui simplement une efficacité meilleure que celle dont elle a fait preuve par exemple au Vietnam et en Iran. ♦