Anatomie d’un spectre
Ce livre est un ouvrage assez court. Il s’agit d’une thèse vigoureuse qui se formule en quelques propositions.
La première est qu’il n’y a pas d’économie soviétique car, lorsqu’il s’établit, le marxisme-léninisme a pour effet de détruire la substance même que désigne le concept d’économie. Ce que l’on saisit c’est de l’économie-fiction qui se divise en trois secteurs de consommation :
– secteur I : l’économie de puissance et des industries à haute priorité ;
– secteur II : la production de biens et de services en régime d’économie planifiée ;
– secteur III : le domaine, légal et illégal, du capitalisme, qui subsiste au sein du monde « socialiste ».
La deuxième proposition fait reposer le fonctionnement du système sur deux principes et une règle pratique. Le premier principe postule la destruction du capitalisme, c’est-à-dire de toute réalité économique, pour promouvoir sur ses cendres l’avènement une sorte de non-être : « le socialisme » (entendu ici au sens qu’on lui donne en Union soviétique). Néanmoins, l’application de ce premier principe est suspendue indéfiniment par l’application du second, selon lequel le pouvoir ne doit pas être mis en danger. La règle pratique est celle du compromis, notamment dans le domaine économique, qui consiste à louvoyer entre les écueils auxquels conduirait l’application rigoureuse des deux principes. L’auteur nous montre alors que le secteur I échappe à l’économie-fiction, tout est réel et tangible, la planification sérieuse. Le secteur I prélève constamment de la substance sur le secteur II tandis que le secteur III, analogue à la « seconde économie », vit de vols qu’il effectue sur le secteur II, et vend aux deux secteurs « socialistes » des biens et des services sans lesquels ils ne pourraient longtemps subsister. La subvention occidentale achève de fournir à la machine soviétique les éléments technologiques qui lui manquent.
Cette vue manichéenne repose sur une longue pratique du mensonge soviétique. Tout observateur des choses soviétiques est frappé de la négativité de cette réalité même. Un principe de mort est à l’œuvre dans cette gigantesque machine, dont il est difficile de rendre exactement compte, mais sans lequel on ne peut comprendre pourquoi, 65 ans après son avènement, elle est incapable de résoudre ses contradictions et recommence inlassablement la même réforme. Tout se passe comme si l’histoire réelle n’existait pas et qu’en tenait lieu un éternel retour.
On peut cependant regretter que la démonstration ne s’appuie pas davantage sur l’analyse de l’économie ou de son absence. L’auteur a averti d’emblée qu’il n’était pas économiste, et il invite les économistes à bâtir l’hypothèse dont il a jeté les amorces. Peut-on cependant appeler de ses vœux l’Adam Smith d’un système dont la fin est le pouvoir et non la richesse, dont la méthode est la contrainte étatique ou le discours du parti, non les catégories de la pensée économique telles que l’utilité, la santé, l’équilibre, la productivité des facteurs, etc. La critique de M. Besançon est si radicale qu’elle ne laisse place qu’à l’exorcisme. ♦