L’art de la guerre / Discours sur la première décade de Tite-Live / Les batailles décisives du monde occidental – Tome I : De l’Antiquité à la chute de Constantinople / Les maîtres de la stratégie – Tome I : De Machiavel à la fin du XIXe
La collection « Stratégie » dirigée par Gérard Chaliand, chez Berger-Levrault, vient de faire paraître L’art de la Guerre et le Discours sur la première décade de Tite-Live de Machiavel, un premier tome, que suivra prochainement un second, des Batailles décisives du monde occidental de Fuller, la première partie des Maîtres de la stratégie d’Edward Mead Earle, que complétera plus tard la seconde partie ; cette même collection annonce la parution de la Maîtrise des mers de Mahan et d’un Panorama stratégique. Ainsi se constitue, selon le vœu de la fondation pour les études de Défense nationale, une documentation remarquable et extrêmement bien présentée, sur l’histoire de la pensée stratégique. Nul doute qu’elle soit très précieuse pour les chercheurs et les spécialistes.
Un lecteur moins averti risque de se sentir dépassé par l’accablante érudition déployée par Fuller, et même écrasé par l’accumulation des matériaux collectés pendant 35 ans par l’auteur, dans un domaine bien éloigné du combat des blindés et de la conduite de la guerre moderne où il fut un artisan efficace, puis un précurseur génial. Malgré le choix intelligent fait de batailles marquant des tournants dans l’histoire occidentale, il ne retrouvera probablement pas dans ce travail minutieusement documenté les larges perspectives, les grandes synthèses et les habiles rapprochements qui pourraient l’éclairer. Peut-être aussi sera-t-il gêné dans la lecture du texte français, d’ailleurs excellent, par le respect exagéré porté à des habitudes orthographiques anglaises pour les noms propres qui sont très éloignées de l’usage classique français ; par exemple, il hésitera à reconnaître dans une rivière dénommée la Scheldt le fleuve connu en français à sa source sous le nom d’Escaut et à son embouchure, en flamand sous celui de Schelde.
D’un accès aussi difficile pour l’honnête homme du XXe siècle se révèlent les 2 ouvrages de Machiavel, Le discours et L’art de la guerre, généralement moins connus que Le prince. Non que la lecture n’en soit attrayante, mais le message du politique florentin imprégné de l’Antiquité et de la Renaissance parvient malaisément au lecteur contemporain trop éloigné de l’une et de l’autre. Il faut être vraiment très spécialisé dans des questions plus archéologiques qu’historiques pour apprécier les précisions données sur la meilleure protection conférée par les diverses pièces d’une armure, sur la longueur optimale des épées, lances, javelots et hallebardes, sur les cris à pousser quand on en vient aux mains, sur les avantages comparés de la flûte, du sistre, du cor, de la trompette, du tambourin et du tambour pour enflammer l’ardeur du soldat ! Des réflexions d’ordre plus général, qui renferment des vérités évidentes, incontestées et permanentes, ne perdent pas leur banalité parce qu’elles se trouvent sous la plume de Machiavel. D’autres réflexions de lui, étranges cette fois, ne manquent pas de choquer celui qui ne les insère pas dans le contexte technique et social de l’Italie du XVIe siècle, telle cette affirmation : « l’opinion qu’à l’avenir la guerre se fera avec de l’artillerie, je soutiens que cette opinion est tout à fait fausse » (Discours, Livre II, chapitre XVII). Rien ne montre mieux qu’il est dangereux, pour qui n’est pas spécialiste, de se mettre directement en quête d’un sujet trop éloigné de lui et d’un auteur trop lointain, sans passer par l’intermédiaire de l’universitaire dont c’est la fonction d’en faciliter l’abord.
C’est bien ce qu’ont fait, très remarquablement, les universitaires américains auteurs des études regroupées sous le titre : Les maîtres de la stratégie. Grâce à eux prennent leur valeur permanente la démarche de Machiavel, précisément, recherchant un système militaire adapté aux conditions du XVIe siècle et à la politique de la cité italienne dans l’administration de laquelle il servait ; la démarche également de Vauban. marquant l’outil militaire qu’il façonne de « l’impact de la science » du XVIIe siècle et voulant en faire un moyen de la défense globale de l’ensemble du royaume ; celle des observateurs du passage des guerres limitées du XVIIIe siècle aux guerres de masses du XIXe, quand l’État national se substitue à l’État dynastique ; ou encore celle des théoriciens du milieu du siècle dernier, conscients de « la quadruple nature de la guerre de leur temps, qui est diplomatique, économique, psychologique en même temps que militaire ».
Tout n’est sans doute pas à accepter sans nuances dans ces études. Ainsi, Guibert n’y est vu qu’à travers l’Essai général de tactique de 1772 et la Défense du système de guerre moderne de 1779, alors que le Traité de la force publique de 1790 conserve une actualité saisissante, comme l’ont d’ailleurs si bien montré, tout près de nous, Lucien Poirier, Isaïe-Henri Ménard et Jean-Paul Charnay. Ainsi, également, le rapprochement entre Charles Ardant du Picq et Ferdinand Foch, est un peu surprenant. À ces réserves près, l’ouvrage est excellent. Il atteint par endroits la très haute qualité, tel le chapitre intitulé ? « Bugeaud, Gallieni, Lyautey : développement de la guerre coloniale française ». À tout lecteur, quel qu’il soit, il fournit une très riche matière pour réfléchir à l’évolution de la pensée stratégique prénucléaire.
Deux interrogations se posent à propos de ce livre. D’abord, en voulant traiter des « Maîtres de la stratégie », ne confond-il pas ceux qui en ont parlé avec ceux qui en ont fait ? C’est la confusion qu’on ferait en prenant le musicologue pour un compositeur, l’historien de l’art pour un peintre, le critique littéraire pour un écrivain. Machiavel est, certes, l’auteur militaire marquant du début de l’époque classique, mais cet administrateur n’a jamais accompli aucun acte stratégique. Vauban a joint une expérience militaire très longue et très diversifiée à son sûr talent de bâtisseur et à sa curiosité pour les questions économiques, sociales et politiques, mais ni ses opérations dans son arme ou ses rares commandements interarmes, ni ses conceptions tant locales que générales de la défense des frontières terrestres et maritimes ne sont à proprement parler des actes stratégiques. Ni Guibert, mort à la veille des guerres révolutionnaires et impériales, ni Jomini et Clausewitz, qui y ont participé mais en sous-ordres, ni Ardant du Picq, tué en 1870 à la tête de son régiment, n’ont eu l’occasion de réaliser des actes stratégiques. Leurs écrits les rangent à bon endroit parmi les grands penseurs militaires mais leurs gestes n’en font pas de grands acteurs militaires. Il en va tout autrement pour deux « maîtres de la stratégie » retenus par le livre, qui sont Moltke et Foch ; mais peut-être le premier l’est-il autant pour avoir été, nous dit-on, « un des plus éminents prosateurs de l’Allemagne » que pour avoir commandé à Sadowa et à Sedan ; et c’est peut-être le Foch écrivain et professeur d’avant 1914 qui intéresse davantage son confrère, rédacteur de l’étude qui lui est consacrée, que l’homme d’action de 1914-1918 dont l’auteur américain admire la trempe morale s’ajoutant à une vigueur intellectuelle déjà connue, plutôt que la virtuosité professionnelle qui lui reste étrangère. Parmi les noms des stratèges français cités dans ce livre ne figure pas, selon une habitude héritée de Liddell Hart, celui de Joffre, qui fit de la stratégie comme M. Jourdain faisait de la prose, parce que, dans le rôle qu’il avait reçu, il devait en faire et qu’il possédait l’intelligence et la volonté pour en faire et en faire bien, avec des erreurs et des succès, mais sans que ce grand maître de la stratégie se soit jamais soucié de la mettre en formules, ce qui n’était pas son métier.
En lisant ce livre paru en Amérique en 1943, la seconde question qui vient à l’esprit est de se demander s’il a apporté quelque chose à Marshall, McArthur, Eisenhower et autres grands chefs qui allaient s’illustrer brillamment en tant que maîtres incontestés en stratégie prénucléaire. Il y a fort à penser que ces officiers intelligents, instruits et cultivés, n’ont pas lu, pas plus que leurs collaborateurs, le livre signé par Edward Mead Earle et les historiens ses confrères. D’ailleurs, il nous semble bien nous souvenir personnellement qu’une douzaine d’années après sa sortie, il ne figurait pas dans la bibliothèque du Pentagone où nous trouvions les ouvrages de Kahn, Wohlstetter, Knorr, Kissinger, Brodie et autres « stratèges scientifiques ». Dans la tradition de leurs pays et de leur époque, les grands chefs américains de 1943 avaient reçu, pendant leurs études militaires, des notions sur ce que Fuller appelle « les batailles décisives du monde occidental », notamment sur Gettysburg et les campagnes de Lee et de Grant, eux-mêmes lecteurs de Jomini. C’est sans avoir besoin d’en apprendre la recette chez Machiavel ou tout autre homme de plume d’un lointain passé et du vieux continent que ces hommes de métier de la moderne Amérique ont su rejoindre, excellemment comme ils l’ont fait, la dimension politique à l’art militaire.
En recommandant très vivement aux officiers français contemporains, comme à tous ceux qui ont pour les questions de défense un intérêt personnel ou plus encore une part de responsabilité, la lecture de ce livre, qui aide à mieux comprendre une stratégie largement dépassée dans la forme mais peut-être pas complètement dans le fond, nous ne saurions oublier que « l’art de la guerre » dont il traite est selon le plus grand « maître de la stratégie » que l’histoire ait connu dans le monde occidental, « un art tout d’exécution ». ♦