La Méditerranée sans les Grands ?
« La Méditerranée appartiendra à un seul maître, tombera sous l’hégémonie d’une puissance dominante qui poussera ses avantages dans toutes les directions, ou sera le théâtre d’un conflit permanent ». Cette prophétie lancée en 1902 par l’amiral américain Alfred Mahan a été confirmée par les événements : la Méditerranée est devenue un champ de tensions, un des théâtres de l’affrontement Est-Ouest. C’est à propos de la Grèce et de la Turquie qu’en 1947 le président Harry Truman inaugura la politique d’« endiguement ».
À partir de l’achat d’armes de Nasser à la Tchécoslovaquie en février 1955, elle devint l’un des théâtres de la guerre froide, et l’URSS l’utilise aujourd’hui pour menacer le flanc sud de l’Otan. Le conflit du Proche-Orient a donné de nouvelles dimensions à cette promotion stratégique de l’ancienne « mer intérieure ». Dans le même temps, certains pensent qu’elle pourrait devenir un « lac de paix ».
C’est une longue histoire. La Méditerranée a vu s’affronter les Grecs et les Perses, Rome et Carthage, l’Islam et la Chrétienté, la France napoléonienne et l’Angleterre, les démocraties et les puissances de l’Axe. Peut-on imaginer une situation dans laquelle elle serait dégagée des tensions ? Telle est la question à laquelle veut répondre le dernier livre de Charles Zorgbibe, qui inaugure une nouvelle collection en la plaçant sous les auspices de la rigueur universitaire et de la prospective politique. Encore faut-il préciser le contexte de cette question : « à l’époque des fusées intercontinentales, le bassin méditerranéen a-t-il encore une importance stratégique ? ». On peut en discuter. « Restent, cependant, les hypothèses de conflit conventionnel limité, de lutte d’influence entre grandes puissances, de préparation et de prévention d’un conflit nucléaire général, qui rendent leur intérêt aux enjeux méditerranéens ». Il suffit, pour s’en convaincre, de songer aux inquiétudes que suscite l’affaiblissement de la Turquie, à l’attention qui se porte sur les relations entre la Grèce et l’Otan ou sur l’impasse chypriote, sans même parler de la crise chronique du Proche-Orient, qui déborde du cadre israélo-arabe.
C’est devenu un lieu commun que d’évoquer comment l’URSS a repris à son compte les rêves méditerranéens des Tsars. Charles Zorgbibe étudie les trois rendez-vous qu’elle a manqués : en 1919 lorsque la révolution ne submergea pas cette région, en 1940 lorsque Staline n’obtint pas la zone d’influence qu’il revendiquait, en 1947 lorsque l’État d’Israël, a rallié le camp occidental. L’endiguement de l’URSS représente l’un des grands moments de la guerre froide. Mais il n’a pas atteint tous ses objectifs, puisque l’URSS est devenue une puissance méditerranéenne. Selon Charles Zorgbibe, l’élargissement de la politique soviétique des enjeux méditerranéens-orientaux à l’enjeu global que représente le bassin méditerranéen s’explique par des préoccupations stratégiques : « Il offre à Moscou les moyens de mener une stratégie à la fois directe et indirecte, et de lier les facteurs politiques et militaires ».
Peut-on imaginer que la Méditerranée soit soustraite à l’influence des Grands ? Leur renoncement par accord mutuel paraît exclu, et aucune autorité internationale n’est en mesure de le décider. Charles Zorgbibe ne pense pas que les conflits locaux qui perturbent cette région résultent essentiellement de l’action des Grands, et qu’ils pourraient être réglés par les intéressés eux-mêmes. Il ne pense pas davantage qu’il soit judicieux d’ériger en modèle la Convention de Montreux, devenue caduque, de prôner la prolifération des armes nucléaires parmi les États riverains, et de rejeter, en vertu d’une fausse symétrie, les forces navales des deux Grands, l’une en mer Noire, l’autre dans l’Atlantique. Mais il ne se contente pas de critiques, et il envisage des propositions.
La sécurité et la coopération en Méditerranée pourraient être assurées par la présence de forces navales occidentales. « Une présence navale élargie en Méditerranée aurait une signification surtout politique : elle exprimerait le souci d’un retour à la mer après des années de fixation psychologique sur l’Europe centrale, la préoccupation d’une insertion plus efficace des petites et moyennes puissances de l’Alliance dans le dispositif méditerranéen, la volonté de prendre des mesures conservatoires avant de futures négociations sur la réduction des forces en présence ». La sécurité pourrait être assurée par une réduction négociée des tensions, par la coopération économique, la Méditerranée orientale apparaissant comme « le microcosme du monde d’aujourd’hui, au carrefour des tensions Est-Ouest mais aussi Nord-Sud ». Cela impliquerait l’approfondissement de l’idée d’un « pacte méditerranéen de coopération » tendant à établir, avec le concours de la CEE (Communauté économique européenne) et d’autres États développés, une « stratégie régionale de développement ». Les Grands se sont exclus d’aucune de ces propositions, et d’ailleurs ils ne pourraient pas l’être. Il ne semble pas que l’on puisse envisager l’établissement de la paix en Méditerranée sans eux. D’ailleurs, note Charles Zorgbibe, l’intervention soviétique en Afghanistan devrait contraindre « Les États d’Occident à faire preuve de volontarisme » : aide à l’Égypte, participation à la recherche d’un « règlement équitable » de la question palestinienne, aide à la Turquie et nouvel effort pour un règlement du problème chypriote, insertion de l’après-titisme dans les politiques étrangères, etc. Ces « États d’Occident » comprennent ceux d’Europe, mais aussi les États-Unis, et l’on voit mal, dès lors, comment l’URSS pourrait se désintéresser à la région. L’idée d’une « Méditerranée sans les Grands » est peut-être séduisante, mais la présence des Grands est un fait dont on doit tenir compte comme de l’une des données fondamentales du problème. ♦