La dernière guerre européenne
John Lukacs, historien et philosophe de l’histoire, est fort connu dans les pays anglo-saxons. Sa réputation est moindre en France, où, jusqu’à présent, un seul de ses ouvrages, Guerre froide avait paru en traduction chez Gallimard en 1962.
Cette lacune est en passe d’être comblée par la publication de La dernière guerre européenne. Le titre de ce livre doit être pris au pied de la lettre. Le propos de l’auteur est en effet strictement limité à la première phase (septembre 1939 à décembre 1941) de la Seconde Guerre mondiale, dans laquelle seuls les pays européens étaient directement impliqués. Plus tard, si l’on a continué à se battre en Europe, les responsabilités décisives se situaient déjà ailleurs. Et c’est sans doute pourquoi l’auteur a estimé que la suite du conflit devait être dissociée de son début européen, un peu comme pour une partition, lorsque s’impose un changement du système tonal de l’écriture.
Par la nature des sources qu’il utilise, par les méthodes critiques qu’il applique à l’interprétation des documents, par son respect des données factuelles et chronologiques. John Lukacs se rattache incontestablement à l’école classique. Mais il se montre néanmoins décidé à élargir le champ d’investigation traditionnel de la méthode historique en l’appliquant dans des domaines nouveaux qui ne paraissaient pas jusqu’à présent ressortir à sa mouvance.
Il estime en effet, que « la tâche principale de l’historien consiste à étudier l’histoire de certains problèmes plutôt que celle de périodes données ». Ce qui, presque inéluctablement, l’entraîne, de proche en proche, sur des terrains très divers, peu explorés par les historiens. Il en est ainsi par exemple de ce qu’il appelle « les événements de l’esprit ». « Ce que pensent et croient les hommes constitue la substance même de leur vie et de leur histoire » nous dit-il. Et plus explicitement encore : « il faut comprendre comment la pensée des hommes a influé sur leur vie…, montrer l’intervention de la pensée au niveau de la vie physique, de l’économie, du métier des armes, de la politique, de la représentation que les gens se faisaient d’autrui, de la résistance – dans les étapes successives où l’importance des événements de l’esprit se fait de plus en plus évidente ».
En suivant de telles pistes. John Lukacs se retrouve très vite en dehors des sentiers reconnus et balisés par ses prédécesseurs ! Dès lors, son ouvrage revêt l’allure, qui pourra paraître à certains peu scientifique, d’une sorte de réflexion globale sur ce qu’on pourrait appeler (en empruntant à Paul Hazard le titre d’un de ses livres) « la crise de la conscience européenne » dans les années 1939-1941. Les principaux événements militaires et politiques sont, certes, traités, mais rapidement, en 90 pages (sur près de 500). Tout le reste, c’est-à-dire « les problèmes », groupé dans une deuxième partie, concerne (je cite des têtes de chapitre au hasard) la vie des peuples, les sentiments des nations, la convergence des idées et des croyances… en un mot tout ce qui constitue l’essence même de la vie des hommes au cours d’une période historique.
En adoptant un tel parti, l’auteur renonce évidemment à nous présenter ce qu’on appelait jadis, en parlant de peinture, un « morceau de bravoure », savamment agencé et construit suivant certaines règles établies. Sa manière, en fait, tient plutôt du « tachisme ». Il n’a le goût ni de la dialectique, ni des vastes synthèses qui, aussi brillantes soient-elles, peuvent nuire, par leur côté souvent artificiel, à la vérité du récit. Il nous propose un travail de recherche en profondeur, et non une vague « interprétation ».
L’érudition de John Lukacs est surprenante, surtout pour tout ce qui s’est dit, s’est écrit, ou a été pensé d’important et de significatif à propos de la guerre, avant et pendant celle-ci. Il cite pêle-mêle Drieu la Rochelle, Céline ou Bernanos pour la France, Orwell ou Nicolson pour l’Angleterre, Ciano ou le pape Pie XII pour l’Italie, le RP Delp, Rudolf Hess ou Joseph Roth pour l’Allemagne… Son information en ce qui concerne l’intelligentsia européenne s’étend à tous les pays et ne néglige aucun courant de pensée.
Ses opinions sur les hommes, leurs idées et leurs actes sont souvent assez différentes de celles qui ont généralement cours en France. Bien des lecteurs seront surpris de constater que dans beaucoup de cas, leurs appréciations n’étaient peut-être pas aussi sérieusement fondées qu’ils le pensaient de bonne foi. Il n’est pas impossible qu’ils soient amenés à les modifier, tellement l’ouvrage de John Lukacs leur apporte d’éléments inédits et novateurs. ♦