Les Anciens Combattants et la Société française, 1914-1939 – Vol. 1 : Histoire ; Vol. 2 : Sociologie ; Vol. 3 : Mentalités et idéologies
À leur apogée, entre 1928 et 1934, les associations de mutilés et d’anciens combattants ont compté jusqu’à trois millions de cotisants. Près d’un combattant survivant sur deux a été affilié à l’une ou l’autre des multiples associations qui forment ce qu’on a appellé le « mouvement combattant ». Dans les trois volumes que comporte son magistral ouvrage, Antoine Prost a su établir un portrait exhaustif et en profondeur de ce vaste phénomène.
Le premier volume en fait l’historique : il montre comment le mouvement combattant, né divisé, s’est progressivement unifié et renforcé autour du problème des pensions, puis a vu ses thèmes de réflexion et de revendication s’élargir jusqu’à une conception générale de la réforme de l’État, pour finalement se diviser à nouveau, selon les lignes de partage politique de l’époque, après le 6 février 1934 et l’échec d’un conseil national d’unification, les 7 et 8 juillet 1934. Comme le dit Antoine Prost lui-même dans la conclusion de la partie historique de son travail, les associations combattantes ont joué le rôle d’un formidable groupe de pression dans leurs revendications matérielles, mais elles n’ont pas infléchi sensiblement le cours de l’histoire de l’entre-deux-guerres : plus que des acteurs de l’histoire, les anciens combattants semblent en être des témoins.
Une analyse démographique exemplaire et l’examen détaillé d’un échantillon de 3 000 dossiers d’adhérents lui permettent ensuite d’évaluer avec précision la force numérique du mouvement, son implantation géographique, et sa composition sociologique. Le caractère de masse du mouvement ressort avec force de son étude. Mais il montre aussi que le mouvement combattant était d’essence rurale, solidement implanté et structuré dans les villages, plus dispersé et moins présent dans les villes. Il a donné aux communautés rurales une ouverture sur le monde extérieur et a pris en charge, en les laïcisant, beaucoup des formes traditionnelles de la vie collective : services sociaux, entraide, organisation des fêtes locales. L’analyse que fait Antoine Prost du rôle joué par les associations dépasse d’ailleurs le cadre particulier du mouvement combattant pour atteindre à une vision globale de la vie communautaire de la France rurale. Il souligne en particulier le rôle de ciment social joué par les associations dans des milieux où partis politiques et syndicats étaient singulièrement peu implantés.
Le troisième volume contient une analyse très attachante de l’idéologie du mouvement. Elle se fonde à la fois sur les traces écrites laissées par les associations (articles des revues des différentes associations, actes des assemblées ou conseils), sur un essai d’appréhension du souvenir partagé par les anciens combattants au travers de la littérature née de la Première Guerre, et sur une étude très neuve des monuments commémoratifs. Spécialiste de l’histoire contemporaine, Antoine Prost nous livre, dans ce dernier volume, une conclusion très importante et solidement argumentée : c’est une réponse négative à la question du fascisme ancien combattant. Non seulement les anciens combattants n’ont pas pris part aux organisations antiparlementaires (les « Croix de feu ». par exemple, n’ont réuni que 1,2 % des titulaires de cartes d’anciens combattants de la Seine, et les associations combattantes n’ont pas été impliquées dans les émeutes de la journée du 6 février), mais surtout, l’idéologie du mouvement était profondément républicaine, d’un républicanisme enraciné dans le double héritage de l’école primaire et de la guerre. Il est certain, nous dit Antoine Prost, que l’existence d’un puissant mouvement combattant, républicain dans ses objectifs aussi bien que dans ses méthodes et ses réactions spontanées, a constitué au contraire l’un des obstacles majeurs au développement d’un fascisme en France : en canalisant la majeure partie de la clientèle potentielle du fascisme, et en diffusant des idées et des thèmes républicains et pacifistes dans des milieux particulièrement touchés, ailleurs, par la propagande nationaliste.
La parution du livre d’Antoine Prost a été unanimement saluée comme une étape très importante dans l’évolution de la discipline historique en France. On a remarqué, en particulier, la réussite de l’intégration dans sa recherche des méthodes les plus diverses associées à l’analyse historique. On peut souligner également, comme contributions majeures à l’agrément de l’ensemble de ce travail, la qualité de l’appareillage du livre (plusieurs index, une bibliographie très complète, de nombreux tableaux), et le magnifique travail d’édition et d’illustration effectué par les presses de la Fondation nationale des sciences politiques. C’est un excellent livre et un bel objet. ♦