Comment Israël fut sauvé. Les secrets de l’expédition de Suez / Vérité sur Suez 1956
L’« opération Suez » – l’intervention militaire franco-britannique contre l’Égypte à l’automne 1956 – avait déjà fait l’objet de plusieurs études. Le hasard fait que deux livres viennent de paraître à peu près au même moment, qui en éclairent singulièrement la genèse, le développement et la signification. L’un est de M. Abel Thomas, à l’époque directeur du cabinet de M. Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense nationale. L’autre est du général Jacques Massu, auquel le colonel Henri Le Mire a apporté une précieuse collaboration – le général Massu qui, commandant la 10e Division parachutiste (DP), dirigea, aux côtés de son collègue anglais Butler, les forces terrestres engagées dans l’opération.
Les deux auteurs n’assumaient pas des responsabilités du même ordre, et leurs optiques ne pouvaient donc être identiques. Aussi bien la confrontation des deux livres est-elle extrêmement riche, d’autant que certains jugements se rejoignent.
Le général Massu dit par exemple : « Ma participation à l’expédition franco-britannique de 1956 en Égypte m’a laissé un goût d’amertume que les vingt ans écoulés n’ont pas dissipé. » M. Abel Thomas, lui, écrit : « Il n’était pas, il n’a jamais été dans nos intentions et dans nos plans de lancer nos colonnes à travers l’Égypte et d’occuper Le Caire, sauf peut-être dans des hypothèses d’état-major formulées par certains de nos chefs militaires rêvant de suivre les traces de Bonaparte (…). Notre objectif en débarquant sur le Canal était de porter un coup d’arrêt à l’aventure nassérienne à sa naissance même. Cet objectif, nous l’avons atteint. Sans doute, ces résultats auraient-ils été plus incontestables et incontestés si nous avions pu tenir en gage la totalité du Canal, au lieu de sa seule tête qui était à Port-Saïd. Sans doute auraient-ils été plus incontestables encore si, à la face du monde, Massu ou Beaufre avaient eu le temps de pénétrer, en l’espace d’un raid, dans la ville du Caire même ».
M. Abel Thomas a estimé qu’au bout de vingt ans il pouvait « livrer les secrets et analyser les ressorts » d’une opération dans laquelle il a assumé une grande part de responsabilité, qu’il revendique d’ailleurs. Aussi bien ne cache-t-il rien, et c’est ainsi qu’il rappelle comment, dès le 2 septembre 1955, il fut informé des préparatifs agressifs de l’Égypte contre Israël, et comment il eut confirmation de l’aide militaire que Nasser apportait aux rebelles algériens, une aide prélevée sur les armes que la France fournissait à l’Égypte : « Ainsi nous mobilisions le contingent pour défendre ce que nous croyions, à tort ou à raison, une parcelle du territoire français – cette parcelle représentait alors, selon nos institutions, trois de nos département. Et nous donnions à nos ennemis le moyen légal de tuer nos soldats avec nos armes ». C’est alors que le gouvernement français regarda d’un œil nouveau « la poudrière du Moyen-Orient ». Le 12 avril 1956, 12 Mystère IV parvinrent en Israël. Le 23 avril, Shimon Pérès, directeur de la Défense d’Israël, vint à Paris : c’est alors que se noua l’alliance franco-israélienne, dont le premier objectif était d’équilibrer les fournitures d’armes tchécoslovaques à Nasser, étant entendu qu’il n’était pas question de « mêler Israël à l’affaire d’Algérie ».
Le 26 juillet, Nasser annonça la nationalisation du Canal de Suez, « coup de force » pour M. Abel Thomas, « hold-up » pour le général Massu. On savait déjà comment Paris et Londres étaient arrivés à estimer qu’une intervention militaire était indispensable, après les vaines palabres de la Conférence des usagers. Le témoignage de M. Abel Thomas apporte d’utiles précisions sur la simultanéité des deux démarches : la recherche d’une solution diplomatique sur les chances de laquelle on ne pouvait se faire d’illusions, la préparation d’une opération militaire dont on ne minimisait pas les difficultés. On connaissait aussi le scénario de l’opération : Israël attaquerait l’Égypte, la France et la Grande-Bretagne interviendraient, officiellement, pour imposer la fin des hostilités.
Ici encore, les deux témoignages se rejoignent. Le général Massu affirme : « Dès le début, les Français sont piégés. » M. Abel Thomas est plus explicite : « À toutes les étapes de la très courte opération militaire, il fallut constater la volonté délibérée de certains chefs militaires anglais de Londres ou de Chypre de retarder, d’entraver, d’empêcher. Jamais un allié, dans une opération combinée, n’aura été un compagnon aussi peu désireux d’assurer le succès de l’entreprise, aussi peu soucieux d’être loyal envers les décisions prises, même si ces décisions bilatérales émanaient des deux gouvernements ». Il faut faire un effort pour se replacer dans l’ambiance générale de l’automne 1956. C’était la première fois que le Canal échappait aux Occidentaux. Depuis, il a été fermé pendant plusieurs années, mais les utilisateurs ont alors construit des pétroliers géants pour rentabiliser la route du Cap. À l’époque, la Grande-Bretagne n’avait pas encore renoncé à toute présence à l’est de Suez, et elle vivait dans le souvenir du temps où le Canal était l’artère vitale de l’empire. Mais la Grande-Bretagne n’était plus celle de Kipling, ni celle de Churchill, sans doute le dernier victorien, lui fait, depuis l’indépendance de l’Inde, le Canal n’était plus une voie impériale, mais il restait une voie commerciale. Le gouvernement français se donnait alors une tâche prioritaire, la relance de l’effort européen après l’échec du projet de CED (Communauté européenne de défense). Enfin, la France était engagée en Algérie et, selon M. Abel Thomas, l’opération de Suez pouvait faciliter le règlement de l’affaire algérienne en libérant le dialogue d’une hypothèque qui le faussait.
Des considérations tactiques intervinrent. C’est ainsi que le général Massu met en cause « la conception même de l’opération », « la rigidité de son timing et de son organisation », ainsi que « la complexité de l’organisation du commandement ». Mais il écrit également : « S’il y eut des erreurs dans cette affaire, elles furent d’ordre politique et furent commises pratiquement dès le jour où les deux gouvernements tombèrent d’accord pour intervenir militairement. Erreurs d’appréciation sur l’influence britannique dans le monde arabe, sur la « loyauté » américaine, sur la force israélienne et la faiblesse égyptienne, sur les talents d’illusionniste de Nasser, sur la valeur d’une position juridique dont les Arabes se moquaient comme de leur première djellaba ». En analysant dans le détail l’attitude du gouvernement britannique et le comportement du président Eisenhower et de M. Foster Dulles, M. Abel Thomas replace l’opération de Suez dans son contexte international. Il insiste sur « le rôle équivoque joué par les États-Unis ». À propos d’Eisenhower, il parle d’un « Montoire sans excuse » et d’un « Canossa sans mystique ». Selon lui, les États-Unis n’ont pas voulu « courir le risque de s’attirer le moindre froncement de sourcil de Ben Bella, l’homme de Nasser, instrument de la tentation russe en Méditerranée, au Maghreb et en Afrique, mais en même temps partenaire apprécié du jeu d’apprentis sorciers des pétroliers américains ».
Tout avait été prévu par le menu, sauf l’imprévisible. Les circonstances politiques extérieures obligeront à retarder, puis à avancer la date du débarquement et à en « télescoper » (le mot est du général Massu) les phases. Les remous politiques à Londres amèneront un véritable sabotage de l’opération. L’attitude soviétique occupa une place importante dans la cristallisation de ces circonstances extérieures. Alors qu’elle était affrontée à l’insurrection hongroise, l’Union soviétique menaça la France, la Grande-Bretagne et Israël de ses « fusées ». Il y avait là un véritable chantage. Certes, les États-Unis n’avaient plus le monopole nucléaire, puisque les Russes disposaient de la bombe A depuis août 1949 et de la bombe H depuis août 1953 : mais Moscou n’avait pas encore de vecteurs appropriés : ce n’est qu’en septembre 1957 que les Russes lancèrent leur première fusée intercontinentale, et le 4 octobre suivant le Spoutnik. Les États-Unis avaient déjà un arsenal diversifié, et ils conservaient une énorme supériorité. Les deux Grands réagirent comme si la perte du monopole de l’un d’eux équivalait déjà à la parité entre eux. Déjà aux prises avec l’insurrection hongroise, l’URSS ne pouvait pas mettre sa menace à exécution. Mais l’opération était psychologique : elle visait moins la France, la Grande-Bretagne et Israël que les États-Unis et le Tiers-Monde. Pour la première fois, l’arme nucléaire joua un rôle diplomatique. La crise de Suez était marginale pour Washington et pour Moscou. Mais elle se situait au Moyen-Orient : les États-Unis ne voulaient pas laisser les mains libres à l’URSS. Face à ce conflit limité, Washington et Moscou s’unirent pour en éviter l’éventuelle extension : pour la première fois les deux Grands réagirent en fonction de la puissance nucléaire, et M. Raymond Aron put alors parler des « Frères ennemis ». Cette crise de Suez mit ainsi en lumière la relativité des alliances à l’âge nucléaire.
Le général Massu ne cache pas son amertume : « L’affaire de Suez a révélé soudain que la Grande-Bretagne et la France sont devenues des nations de second rang, derrière les États-Unis et l’URSS. À vrai dire, on s’en doutait un peu, mais on caressait l’illusion que la solidarité occidentale nous maintenait encore dans le peloton de tête »… Le livre du général Massu a le mérite de retracer les phases militaires de cette opération. Celui de M. Abel Thomas replace ces phases militaires (qu’il analyse, lui-aussi) dans leur contexte politique. « Sans doute l’occupation du Canal sur toute sa longueur, voire un raid rapide au Caire, eût-elle plus sûrement porté définitivement atteinte au mythe de l’invulnérabilité de Nasser. Mais cela aurait-il beaucoup changé ce qui s’est passé par la suite ? N’aurions-nous pas dû nous retirer de la même façon devant l’abandon anglais ? Dans ces conditions, il ne restait plus ou gouvernement français qu’à accepter les conséquences d’une note des Nations unies qui, à la majorité, avaient demandé qu’une force internationale prenne les lieux et places du corps expéditionnaire. C’est, en définitive, ce que nous avions tenté d’obtenir au lendemain du coup de force de Nasser par la voie diplomatique, et que le clan du pétrole américain, dirigé par Dulles, nous avait empêché d’atteindre par les seules voies de la paix ! ».
La 10e DP du général Massu retrouva Alger le 26 décembre : quelques jours plus tard commença la « bataille d’Alger ». Pour M. Abel Thomas, l’essentiel de cette opération de Suez apparaît aujourd’hui : « Israël existe et il a conforté son existence ». Il y a vingt-deux ans… Ces deux livres, très différents dans leur conception et dans leur style – sans parler de la personnalité de leurs auteurs – ont au moins en commun le mérite de retracer et d’expliquer cette crise. Ne fût-ce qu’à ce titre, ils apportent une précieuse contribution à notre connaissance de l’histoire contemporaine. ♦