La vie quotidienne dans les ministères au XIXe siècle
Les critiques adressées à l’administration étant aussi vieilles que celle-ci, l’ouvrage de Guy Thuillier offre l’occasion de les situer dans une perspective historique. Il serait en effet tout à fait erroné de penser que ses défauts – tout autant que ses qualités – datent d’aujourd’hui.
L’auteur cherche ainsi à nous livrer un ouvrage d’anthropologie administrative en décrivant successivement la vie matérielle dans les bureaux, la carrière des fonctionnaires et les changements progressifs qui sont apparus dans la vie des ministères au cours du XIXe siècle.
L’absence d’archives concernant la vie quotidienne des fonctionnaires conduit Guy Thuillier à recourir aux seuls ouvrages où cette vie a été décrite, par exemple Les mœurs administratives de Jacques Gilbert-Ymbert (1825), les Gens de bureau d’Émile Gaboriau (1862), les Cartons verts de Georges Lecomte (1901) ou encore les auteurs plus connus tels que Balzac, Courteline, Maupassant et Valéry.
Recoupant ces témoignages avec de nombreux autres documents, l’auteur nous montre ainsi l’immobilisme qui caractérise la vie des ministères jusqu’en 1940 environ, l’importance des différences de taille entre les départements et, dans certains d’entre eux, le petit nombre de fonctionnaires qui explique la gestion presque familiale et l’absence d’un groupe social homogène.
Le lecteur sera également frappé par quelques détails sordides qui font toute la spécificité de la vie des bureaux et qui, pour certains, n’ont guère disparu : exiguïté des locaux, intrigues et querelles, nourriture médiocre des cantines, lenteur de l’avancement, formalisme, irresponsabilité, système de gratifications.
À côté de ces aspects immuables inhérents à la nature humaine ou à un certain esprit propre à toute fonction publique, l’ampleur des changements survenus ne doit pas être oubliée. D’abord l’augmentation du personnel, l’acquisition d’une certaine aisance qui contraste avec la misère réelle des petits fonctionnaires du XIXe, la disparition des problèmes d’« écriture » (tout était rédigé à la main !), la moindre rigueur de la discipline et les possibilités de défense des fonctionnaires, enfin, la « féminisation » des ministères.
Au terme de cette analyse qui permet de prendre conscience des mutations de l’administration, nous parvenons avec Guy Thuillier à une triple conclusion, provisoire, puisque l’histoire de l’administration est une science encore neuve.
L’auteur souligne d’abord la nette séparation qui existe entre la haute et la basse administration (cette dernière étant chargée des tâches répétitives), puis les critiques permanentes adressées à la bureaucratie des ministères (qui se voient reprocher l’arbitraire, l’interventionnisme et l’immobilisme), enfin l’absence d’intégration des bureaucrates dans la société en raison de la caste qu’ils constituent et du sentiment de « déclassement » dont souffrent certains d’entre eux.
Progressivement, avec la création des clubs vers 1848, des associations d’employés vers 1870 et des associations professionnelles entre 1900 et 1914, ces fonctionnaires apprendront à s’organiser, à se défendre contre l’autorité discrétionnaire de leurs chefs et à mieux assurer leurs intérêts de carrière.
Une bibliographie complète cet ouvrage, aussi distrayant qu’instructif et qui devrait intéresser non seulement les fonctionnaires d’aujourd’hui mais aussi les chercheurs qui se penchent sur leurs problèmes. ♦