La défense et la paix. Réflexions sur les problèmes de défense
Prendre « la défense de la défense », quoi de plus normal pour un officier, surtout s’il a terminé sa carrière comme Secrétaire général de la défense nationale (SGDN), un poste de haute responsabilité dont le titulaire est en quelque sorte le chef d’état-major chargé, pour le compte du Premier ministre dont il dépend directement, de coordonner l’action de tous les ministères en vue de la défense. Le général Beauvallet n’est d’ailleurs pas le premier à avoir ce réflexe. L’an dernier, c’est le général Callet, ancien directeur de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), qui avait plaidé, chez Lavauzelle, pour une « Légitime défense », et plus récemment, c’est son successeur à la tête de cet établissement, le général Etcheverry, qui envoyait, aux éditions France-Empire, une vigoureuse et incisive « Lettre ouverte à ceux qui la ferment ». Noblesse de ton du premier, gouaille du second, autant de styles visant à la même fin : ranimer la foi de nos concitoyens dans leur défense et leur armée.
Le propos autant que le style du général Beauvallet diffèrent quelque peu. C’est un discours sérieux, cartésien, rigoureux comme une copie de mathématique du polytechnicien qu’il est. Et c’est pourtant sur le plan de l’éthique, voire même parfois de la théologie et de l’apologétique qu’il se situe.
Le lecteur qu’il entreprend de convaincre, c’est tout à la fois le pacifiste, qu’il soit ironique ou retors, l’idéaliste, le sceptique qui doute que notre stratégie anti-cités soit la bonne, le croyant enfin qui s’interroge sur la compatibilité de sa foi avec le métier des armes aujourd’hui.
Pour justifier cette défense et rechercher ce consensus national sans lequel elle ne saurait être solidement établie, le général Beauvallet nous en propose un tour d’horizon non pas pour nous en faire un abrégé mais pour nous la faire voir de haut, dans sa totalité, dans sa « globalité », et pour dégager en quelque sorte sa finalité profonde. Il veut ainsi, autrement que par le vieil adage éculé « Si vis pacem para bellum », la réconcilier avec la paix aux yeux de ceux qui la recherchent sincèrement mais lucidement.
Vigny s’était transformé en moraliste de la grandeur et des servitudes militaires, le général s’en fait le Saint Thomas d’Aquin. Sa démarche n’a rien d’abstrait ni de fumeux, elle est au contraire très concrète, pleine de bon sens, et l’esprit qui l’anime finit par gagner le lecteur à travers et nonobstant la rigueur du texte. Il progresse en effet à visage découvert, ne cachant pris la foi qui l’anime et citant à diverses reprises l’un des meilleurs théologiens des problèmes de l’action et de la politique, le Père René Coste, professeur aux facultés catholiques de Toulouse qui, dans son excellent petit livre Dynamique de la paix (Éd. Desclée – Belgique), exhortait les chrétiens à « s’engager personnellement au service de la cité humaine pour la rendre plus fraternelle ». Les militaires chrétiens ne doivent donc pas se laisser gagner par le trouble ou la mauvaise conscience : en accomplissant leur métier, sérieusement, sans haine, avec la volonté de protéger leur prochain, ils sont des artisans de paix. Bien plus même – et le général en apporte la preuve – il existe un humanisme militaire chrétien et chacun de nous peut s’accomplir en lui.
Les mérites du livre étant dits, il nous faut faire quelques réserves, non pas quant à l’esprit littéralement « prophétique » qui l’anime mais quant à sa démarche « globalisante » excessive. Expliquons-nous.
Réconcilier le métier des armes et l’humanisme chrétien, parfait ! Mais pourquoi faut-il que l’auteur se croie tenu de mettre en quelque sorte en équation que la défense étant partout, la menace est également universelle ? Certes, tout importe à la défense, tout peut être facteur de puissance ou de faiblesse pour la nation : la diplomatie, l’économie, la structure et les tensions sociales, la culture, etc. Certes également, on peut, surtout au poste de responsabilité éminente que l’auteur a assumé, parler d’une « cybernétique de défense », intégrant en quelque sorte tous ces facteurs et permettant en retour de réagir comme il convient dans la conduite de la défense à moyen et à long terme. Mais ce n’est plus alors l’affaire du militaire, c’est celle du politique, et ce n’est qu’en tant qu’instrument d’action du Premier ministre que le SGDN peut être le maître d’œuvre de cette cybernétique. Ce serait une erreur de vouloir étendre à la totalité de la politique le concept de défense, parce que, précisément, les relations inter- et intra-étatiques ne sont pas toutes, fort heureusement, gouvernées par la violence ni l’hostilité. Sans doute la frontière est-elle parfois ténue entre force et violence, mais la finalité des actions entreprises doit permettre de les distinguer. Si la police et les armées sont incontestablement des forces, elles ne sont pas la force exclusive de l’État et leur domaine doit être bien délimité : celui de l’exercice éventuel de la violence.
C’est de même aller trop loin que d’apercevoir partout la menace : « non seulement… la menace est à envisager sous l’angle militaire, diplomatique, économique, intérieur, culturel, mais encore elle ne doit pas se limiter aux hypothèses d’action hostile menée dans ces différents domaines… » (p. 83). C’est fausser le sens profond du mot « menace » et l’appliquer abusivement à ce qui n’a plus rien de commun avec l’hostilité. À suivre l’auteur sur ce terrain, la menace la plus grave serait en nous : ce serait notre lâcheté, nos négligences, notre égoïsme… « L’host » serait alors en nous. Parlons-nous encore de défense… ? Comme le remarquait justement Bernard Chantebout dans une très remarquable thèse sur L’organisation générale de la défense nationale en France (Librairie générale de droit et de jurisprudence – 1967) qui s’élevait, elle aussi contre cette tendance : « Si la défense nationale est partout, elle risque alors de n’être nulle part. La notion devient inexploitable et dangereuse ». Et ce n’est en effet qu’au prix d’un exercice d’équilibre périlleux que le général Beauvallet évite ce danger en parlant de la menace extérieure. Nous ne lui ferons pas pour autant un procès d’intention, sa démarche est claire : il se veut un homme de bonne volonté et de paix. Chacun le suivra sur ce chemin. ♦