Malraux : Être et Dire. Néocritique
Il n’est guère aisé de ranger cet ouvrage collectif dans un genre littéraire bien défini. André Malraux, quant à lui, dans la postface et à grand renfort de raisonnements subtils, nous propose de le désigner comme étant un colloque. Soit ! sauf qu’un colloque suggère un échange d’idées, un débat, tandis qu’il s’agit ici d’une suite de monologues, sur un thème proposé d’avance, mais où chacun des participants ignore ce qu’ont dit ou ce que diront les autres.
Ceci n’enlève rien au mérite de Martine de Courcel qui, après avoir défini ce qui l’intéressait dans le personnage de Malraux, a fait choix éclectique et judicieux de quelque vingt écrivains, critiques, hommes politiques, ou plus simplement amis de Malraux, français et étrangers, homme et femmes, qui lui ont apporté leur concours. Aussi a-t-elle pu obtenir une image frappante – et en tout cas significative – de ce que Malraux représente aujourd’hui, en France et dans le monde, tant pour ses admirateurs que pour le grand public et pour les élites intellectuelles.
Cet échantillonnage d’opinions diverses fournit l’occasion à Malraux (toujours dans cette postface qui n’a pas moins de quarante pages et qu’il intitule « Néocritique ») de s’interroger sur la survie des œuvres d’art en général et des œuvres littéraires en particulier. Dans une suite d’aperçus fulgurants – ces assemblages d’ombres opaques et d’éclaircies éblouissantes si caractéristiques de son style – il analyse ce qu’il appelle la « métamorphose » des œuvres, phénomène complexe qui assure à celles-ci une place dans le patrimoine artistique de l’humanité, ou au contraire les en exclut, pour des raisons souvent diamétralement opposées à celles qui les faisaient apprécier ou dédaigner par les contemporains. Cette métamorphose a pour résultat de séparer l’œuvre de l’artiste qui l’a conçue. Ce dernier apparaît un peu comme l’apprenti sorcier qui n’est pas maître des démons qu’il a libérés. L’œuvre accède à une certaine indépendance et la personnalité de son auteur perd l’importance qu’on lui attribuait en son temps. « Nous savons mal qui furent Cervantes ou Dostoïevski, plus mal encore Shakespeare, à peine ce que leurs œuvres signifiaient pour eux ; mais notre relation avec Don Quichotte, les Frères Karamazov, Macbeth, est moins équivoque pour chacun de nous que sa relation avec lui-même… ».
C’est pourquoi – et nous revenons ainsi au « colloque » – la biographie qui s’attache à découvrir et à faire revivre le créateur ne doit pas être considérée comme la bonne clef pour accéder au domaine de l’art. Le colloque organisé par Martine de Courcel appréhende l’avenir d’une œuvre, c’est-à-dire l’essentiel, « avec des moyens plus efficaces que ceux de ses rivaux ».
La « Néocritique » se termine sur un chapitre consacré plus spécialement au roman. Sans faire d’allusion directe à sa propre production dans ce domaine, Malraux en profite néanmoins pour exposer à cette occasion quelques-uns de ses points de vue personnels sur la création romanesque. « Je crois, nous dit-il entre autres, que le dessein initial d’un roman est un dessein flou » : et plus loin : « nous pouvons trouver dans les faits divers l’origine de beaucoup d’intrigues, non le ferment d’un grand livre ». Ces réflexions ne s’appliquent-elles pas à La Condition Humaine autant et plus qu’à Madame Bovary ou à une œuvre comme Le Rouge et le Noir ? Le sujet est donc accessoire. Seule l’intention compte. On imagine facilement tout ce que l’ingéniosité intellectuelle de Malraux peut tirer de ces prémisses. ♦