La science et le militaire
L’armée, proche du pouvoir, a toujours subi, comme lui, les contrecoups de l’évolution, non seulement diplomatique mais aussi sociale et politique nationale et, partant, elle a toujours été critiquée. La science, au contraire, semble jouir d’un statut moins contesté. L’auteur, un très jeune enseignant de l’Université de Haute Bretagne, remet en cause l’une et l’autre.
En étudiant et dénonçant le pouvoir de l’appareil militaire sur le développement scientifique dans le monde capitaliste, il pose le problème de la finalité du développement scientifique et remet fondamentalement en question tout le « système occidental ».
Georges Ménahem fait reposer son ouvrage sur une double interrogation : quelles sont la nature et les causes du pouvoir de la science dans la société (sont-elles liées à son contenu, à sa forme ou bien à son utilisation ?) et quelle est la nature du pouvoir militaire ? Cette problématique dont les deux éléments sont apparemment sans rapport est fondée sur une idée directrice qui les relie et selon laquelle les sciences sont conditionnées dans leur forme et dans leur contenu par la nature des rapports de production et de la lutte des classes qui préside à leur élaboration.
On voit dès lors que si l’auteur attaque la formation des complexes militaro-industriels et la militarisation de la recherche, c’est parce qu’il estime que c’est « le maintien de l’ordre impérialiste mondial qui donne à l’instance militaire une position stratégique » et parce qu’il s’oppose sur le plan idéologique à cet « ordre impérialiste ».
L’analyse du phénomène de contrôle du développement scientifique par l’instance militaire aux États-Unis et en France permet alors de montrer le conditionnement social de la science et du militaire. Mais peut-on affirmer que toute recherche scientifique est d’abord militaire, même si l’intégration des connaissances scientifiques dans les systèmes d’armes et le conditionnement par la technologie militaire des formes de la lutte des classes, de certains modes de contrôle social, des rapports de production et des conflits entre États sont évidents ? Par ailleurs, l’affirmation selon laquelle les militaires « se sont approprié » la recherche scientifique grâce au pouvoir qu’ils ont acquis au sein de l’État et de la société, pouvoir qui est conditionné par l’armement dont ils ont la maîtrise, est-elle justifiée ? Si l’adoption de stratégies militaires et le développement des systèmes d’armes correspondants impliquent bien des formes précises de croissance de l’industrie nationale et partant de rapports sociaux, faut-il pour autant admettre que les conflits sociaux sont accentués à cause du développement du pouvoir des instances militaires ? Quelle est en fait la réalité de ce prétendu pouvoir ? Et n’y a-t-il pas d’autres facteurs non moins complexes intervenant dans le développement de cette croissance et des rapports sociaux ?
Comment enfin expliquer le développement scientifique et technique en URSS si l’on déclare comme Ménahem qu’il est le produit de la lutte des classes ? Faut-il comprendre qu’il admet l’existence d’une lutte des classes en Union soviétique ?
L’auteur reconnaît pourtant les progrès réels, bien que visant à la destruction, réalisés par la recherche scientifique et technique, mais c’est au système capitaliste qu’il attribue les changements et finalités de cette recherche.
Les conséquences annexes du « parrainage » militaire de la recherche scientifique en France et aux États-Unis sont pourtant troublantes : rationalisation du contrôle social, modification du statut social de la recherche et des chercheurs, centralisation de la recherche, priorités accordées à certains types de recherches, dirigisme de la recherche scientifique en France. Les liaisons entre la prospérité économique et les dépenses d’armement sont également certaines, dans la mesure où l’industrie d’armement est un instrument de régulation de la conjoncture économique. Mais cela permet-il de conclure à la spécificité capitaliste du phénomène ?
Pour que le rôle du militaire diminue aux États-Unis, il faudrait, d’après l’auteur, que survienne un bouleversement des priorités du capitalisme, ce qui, reconnaît-il, n’est « pensable que dans un contexte international de désarmement généralisé ».
En définitive, l’ouvrage s’en prend à l’ordre capitaliste autant sinon davantage qu’à la suprématie du militaire, au point d’évoquer non seulement les « rapports sociaux de production » mais encore les « rapports de destruction ». Les essais d’explication de la « militarisation » de la science par le social abondent. Les preuves d’un contrôle de l’armée sur le progrès scientifique sont irréfutables de même que l’ambivalence des recherches médicales (savoir guérir des maladies, c’est aussi savoir les faire naître). Les descriptions et la comparaison des complexes militaro-industriels français et américains sont également fort pertinentes (le mystère qui entoure la recherche française contraste avec l’abondance des publications et de la publicité diffusées par la recherche américaine).
Enfin, s’il est partiellement exact que l’ésotérisme du langage scientifique augmente le « pouvoir mystificateur de la recherche opérationnelle », peut-on, pour autant, affirmer qu’il « contribue à consolider les formes capitalistes de la division du travail » motivant l’instauration d’un « contrôle populaire de la recherche et de ses applications » ? En fait, l’idée directrice de Georges Ménahem est que la suppression du contrôle militaire implique d’autres formes d’organisation de l’institution scientifique dans le but de mettre fin « à l’oppression des couches populaires par le savoir » (sic) et de permettre « l’appropriation du savoir scientifique par le travailleur grâce à la lutte des classes dans la recherche scientifique ».
L’ouvrage s’achève sur trois « schémas pour le futur » précédés d’un exposé alarmant de l’usage qui peut être fait dans le domaine militaire et policier des découvertes médicales. Il apparaît ainsi que les « expériences » réalisées en URSS et que la presse occidentale dénonce, mais dont Georges Ménahem ne parle pas, sont également le fait des pays occidentaux.
Au lieu d’incriminer le système capitaliste, ne vaudrait-il pas mieux alors se pencher sur le mauvais génie de l’homme et reconnaître que hélas il ne connaît pas de frontières ? ♦