Du passé faisons table rase ? / La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre
Histoire et géographie : ces deux disciplines, traditionnellement associées par l’école et l’université, sont aujourd’hui remises en question, dans un esprit et en des termes à peu près similaires, par deux ouvrages récemment parus. Du passé faisons table rase ? de l’historien Jean Chesneaux, auteur notamment d’études sur la paysannerie chinoise, et La géographie, ça sert d’abord à faire la guerre d’Yves Lacoste, spécialiste du sous-développement et directeur de la revue Hérodote.
Une telle coïncidence n’est qu’apparente : ces travaux sont à rattacher à tout un mouvement de pensée, d’inspiration marxiste, qui se développe actuellement dans l’université et qui, dans le but de priver la « classe dominante » des instruments intellectuels de sa puissance, veut réexaminer le fondement et surtout mettre en lumière le rôle politique des principales matières d’enseignement. C’est dans ce sens que travaillent divers cercles d’études comme l’Association pour la critique des sciences économiques et sociales, le groupe IMPASCIENCE, ou encore le GREPH, Groupe de recherche sur l’enseignement de la philosophie.
Pour ce qui est de l’histoire et de la géographie, nos auteurs commencent tous deux par s’attaquer à quelques « fausses évidences », comme la notion de région naturelle, fondement des travaux de Vital de la Blache et de l’école française de géographie – mais qui a eu le tort de détourner l’attention des géographes de phénomènes tels que le développement industriel ou l’urbanisation – ou le caractère objectif, apolitique et purement intellectuel de la recherche historique.
En réalité, ces traditions de pensée servent à masquer l’usage politique très réel que la bourgeoisie fait de ces sciences : les cartes accrochées aux murs des salles de classe aussi bien que celles destinées aux automobilistes parlant en vacances, doivent faire oublier celles qui sont utilisées par les états-majors militaires ou industriels. Quant au passé, il serait aussi une arme aux mains des gouvernants, qui peuvent choisir de l’exalter (commémorations militaires, bicentenaire américain, année Saint Louis… ou Lénine), de le faire consommer comme un produit quelconque (revues historiques, dramatiques télévisées, spectacles son et lumière) ou au contraire de le dissimuler, par exemple en appelant les citoyens d’un pays à l’oubli de leur histoire récente ou en cachant aux minorités opprimées leur liberté passée. Dans tous les cas, cela est d’autant plus aisé au pouvoir qu’il décide des cérémonies publiques, qu’il réglemente la diffusion des archives et des documents de toute nature et, d’une manière générale, qu’il peut centraliser et monopoliser à son profil les connaissances. À cet égard, il faut bien reconnaître qu’un État libéral est un peu moins bien outillé qu’un État totalitaire, et Yves Lacoste a raison de rappeler que dans les pays de l’Est les cartes à grande échelle, les plus détaillées, relèvent du secret militaire…
S’appropriant le passé, la bourgeoisie tend aussi à dominer l’espace, que ce soit par la guerre ou par l’aménagement du territoire. Pour cela, elle a besoin des travaux des géographes, qui auront ainsi la sensation agréable de faire des recherches concrètes, applicables, dans des conditions matérielles meilleures qu’à l’ordinaire, mais aussi, au moins pour certains savants, quelques problèmes de conscience, comparables d’ailleurs à ceux parfois posés aux militaires par le devoir d’obéissance ou aux fonctionnaires par l’obligation de réserve. Un contact amical avec les habitants d’une région étudiée, indispensable à la bonne qualité d’une recherche, n’est-il pas une tromperie ? Suffit-il pour éviter celle-ci d’informer les populations concernées de la finalité et du résultat des études faites à leur sujet ? Et comment transmettre un savoir universitaire à des personnes souvent peu instruites ? Sans pouvoir apporter à ces questions de vraies réponses, le livre d’Yves Lacoste a au moins le mérite de les poser.
Peut-être parce que ses travaux sont moins immédiatement utilisables, l’historien a rarement ce genre de préoccupations déontologiques. Peut-il, pour autant, se consacrer à la recherche entièrement et sans arrière-pensées ? Non, répond Jean Chesneaux : il lui faut éviter de tomber dans les pièges tendus par la pensée réactionnaire. Ainsi la fameuse division française quadripartite de l’histoire mondiale en Antiquité, Moyen-Âge, Temps modernes et Époque contemporaine n’est autre, du fait de son « européocentrisme » qu’une arme intellectuelle au service de l’impérialisme. Le fait que les Grecs, les Américains ou les Chinois aient adopté des divisions différentes, calquées sur leur propre chronologie, bien que montrant le peu d’efficacité apparente de cet impérialisme-là, n’est pas pour autant une excuse : la faute est idéologique, non de méthode. L’important n’est pas, en fait, de connaître le passé pour expliquer le présent, comme le font la plupart des historiens, même marxistes, mais de lutter dans le présent pour éclairer le passé. À la limite, seuls les militants peuvent comprendre quelque chose à la révolution, donc à l’histoire, et seuls les événements historiques rentrant dans les cadres de pensée de la philosophie marxiste valent vraiment la peine d’être étudiés.
Au sujet du livre de Jean Chesneaux, Maria-Antonietta Macciocchi et Emmanuel Le Roy Ladurie parlaient, dans Le Monde du 14 mai 1976, la première d’une « énorme démystification » et le second d’une « escalade du terrorisme intellectuel ». Le choix entre l’une ou l’autre de ces deux formules, qui peuvent être toutes deux appliquées à l’ouvrage d’Yves Lacoste, est laissé à la liberté du lecteur. Celui-ci aura pourtant profit à connaître la belle phrase de Lissagaray, l’historien de la Commune de Paris, citée – et c’est tout à son honneur – par Jean Chesneaux : « Celui qui fait au peuple de fausses légendes révolutionnaires, celui qui l’amuse d’histoires chantantes, est aussi criminel que le géographe qui dresserait des cartes menteuses pour les navigateurs ».
L’ardeur militante peut, à condition de n’être pas unilatérale, être utile à l’histoire et à la géographie : mais l’honnêteté scientifique, elle, leur est indispensable. ♦