Regards froids sur la Chine
Le retentissement qu’a eu dans l’opinion publique française la récente disparition de Mao Tsé-toung ne témoigne pas seulement de la fascination ancestrale éprouvée par nos compatriotes pour les hommes providentiels – surtout peu de temps après leur mort – mais aussi de leur curiosité pour tout ce qui touche à la Chine populaire et qu’un nombre sans cesse croissant d’écrits, de films ou d’émissions a largement contribué à éveiller. Et puis la Révolution culturelle [NDLR 2020 : 1966-1976], mai 1968, le voyage de Richard Nixon [1972], le développement de la querelle avec l’URSS, n’ont-ils pas rappelé à l’Occident que ce qui se passe en Chine peut le concerner au premier chef ? Aussi est-il normal que le public soit de plus en plus attiré par tout ce qui peut le renseigner sur une expérience révolutionnaire originale et surtout le rendre sensible à une culture que l’histoire, alternativement, éloigne ou rapproche de la nôtre.
La grande majorité des ouvrages parus jusqu’à maintenant sur la Chine ont donné de l’œuvre de Mao Tsé-toung une image allant de l’attention sympathique à l’hagiographie pure et simple. Les appréciations plus critiques étaient soit fondées sur un anti-marxisme de principe, soit assorties de cet étrange envoûtement que les grands chefs historiques, les dictateurs de génie, exercent souvent sur les intellectuels. Regards froids sur la Chine tente de se placer à un autre point de vue qui est celui, plus modeste mais plus utile, de la démystification. Ce livre est en fait un rassemblement d’études diverses dues à plusieurs universitaires « sinologues » tels que, notamment, Claude Aubert, Lucien Bianco, Claude Cadart ou Jean-Luc Domenach. L’intérêt et la variété des thèmes abordés font d’ailleurs regretter qu’il ne soit à peu près rien dit de la politique culturelle ou, a fortiori, de la politique étrangère chinoise dont l’importance est pourtant évidente.
La première question posée est capitale : comment connaissons-nous la Chine ? Malgré quelques divergences de vues entre les participants à ce débat introductif (repris de la revue Esprit), la réponse est nette : très mal. La presse chinoise est lue hors de son contexte, et la plupart du temps, bien sûr, en traduction. Or, comme toute presse contrôlée par le pouvoir, elle doit être lue entre les lignes et ne peut être vraiment comprise que de lecteurs capables de déchiffrer les allusions ou de remarquer les silences. Quant aux séjours de voyageurs étrangers, ils sont organisés avec toutes les attentions et les amabilités que peut inventer l’hospitalité chinoise, mais aussi avec le souci constant de ne jamais permettre de contacts incontrôlés entre le visiteur et la population visitée. Une directive officielle va jusqu’à préciser qu’il est « interdit à toute personne non spécialement chargée d’accueillir les étrangers d’entrer en relations avec eux » sous peine d’être punie pour « intelligence avec l’étranger », lequel semble ici assimilé à l’ennemi.
Dans ces conditions, peut-on encore parler de la Chine ? Oui, à condition de le faire avec une certaine modestie, et en montrant clairement quelles données et quels raisonnements fondent les affirmations faites. Cela est particulièrement net pour les deux études économiques de Claude Aubert, études dont les résultats seront laissés à l’appréciation des spécialistes, mais qui sont un modèle rarement égal de prudence critique envers les sources statistiques. On y trouvera, sur le fond, une claire différenciation entre la politique économique de Mao Tsé-toung et celle de Lin Piao, la première étant, contrairement à la seconde, fondée sur l’autarcie, la décentralisation industrielle et les grands travaux de masse permettant l’emploi d’un maximum de main-d’œuvre et d’un minimum de technologie. Lucien Bianco met, quant à lui, l’accent sur la contradiction entre une doctrine démographique anti-malthusienne officiellement proclamée, par exemple, à Bucarest en 1974, et une politique marquée en réalité par un effort renouvelé en faveur de la contraception.
Pour ce qui est de l’évolution politique, Marianne Baslid et Jean-Luc Domenach tentent d’en retracer les détours depuis la fin de la révolution culturelle. Y a-t-il réellement, comme ils le pensent, une tendance à l’affaiblissement de la dynamique révolutionnaire et un « retour au classicisme » ? Les événements de la mi-octobre 1976, avec l’élimination de l’extrême gauche de la scène politique, semblent l’indiquer. Il ne faut pas oublier cependant que, du fait même du style de gouvernement introduit par Mao Tsé-toung, la vie politique chinoise est faite essentiellement de campagnes menées contre les uns ou contre les autres et de changements de cap, souvent assez brusques. De telles méthodes, d’ailleurs typiquement révolutionnaires, incitent à se poser la question de la nature du régime chinois. Comme le montre Gilbert Padoul, l’idéologie y prime le droit, la loi y est remplacée par le slogan et les masses sont conviées moins à l’obéissance qu’à l’enthousiasme. Et à défaut, à la rééducation… En poussant plus loin l’analyse, on pourra, avec Lucien Bianco, estimer que cette révolution, qui a sauvé les paysans de la famine mais qui a été faite moins par eux qu’avec eux, a fini par mettre en place une autorité bienveillante mais un peu à l’image de l’État futur selon Tocqueville : omniprésente et tatillonne ; quant à Claude Cadart, il a tendance à voir dans ce régime une dictature totalitaire d’une bureaucratie nouvelle, déguisée en dictature démocratique du prolétariat.
Ce sont de tels écarts de points de vue qui donnent tout leur relief aux choses considérées et qui, à travers un relatif manque d’unité de cet ouvrage, ont en tout cas le mérite de le préserver de tout simplisme. ♦