Sibérie, ruée vers l’Est
Tous les Russes savent, depuis bien avant la Révolution, que la Sibérie recèle d’immenses richesses. La légende de l’ange distributeur des biens de la Terre vidant, sa tournée achevée, tout ce qui restait au fond de son panier au-dessus de la taïga sibérienne, date des premières prospections systématiques du pays entreprises dès le XVIIIe siècle. Cependant, la Sibérie ne bénéficia pratiquement pas de l’essor industriel du XIXe siècle en raison de l’ampleur des tâches qui retenaient l’attention des entreprises russes en Russie même. L’exploitation des richesses sibériennes ne commença en fait qu’au XXe siècle et ne revêtit un caractère concerté qu’à partir du moment où elle devint une responsabilité de l’État soviétique.
Les premiers chiffres sérieux relatifs au véritable potentiel de la Sibérie furent connus en Occident dans les années 1930 par la traduction de la célèbre Nouvelle Géographie de l’URSS du professeur Mikhailoff. Ils parurent stupéfiants. Mais, s’agissant des seules ressources reconnues avec certitude, ils furent largement dépassés par la suite et sont, aujourd’hui encore, périodiquement révisés en hausse.
Les années difficiles des lendemains de la Révolution freinèrent quelque peu l’effort de mise en valeur qu’appelait l’inventaire effectué. Il fallut la guerre et le repli forcé des industries russes à l’Est de l’Oural pour donner le signal d’un véritable démarrage économique de la Sibérie. Le développement s’est poursuivi depuis, mais son rythme est longtemps resté sans rapport avec l’importance du potentiel disponible, en raison des terribles difficultés climatiques, des réticences d’une main-d’œuvre qui ne pouvait être qu’importée, du montant des investissements requis, et des insuffisances soviétiques dans le domaine des technologies de pointe, seules adaptées à la complexité des problèmes à résoudre.
Ce n’est qu’à la fin des années 1960 que le gouvernement prit la décision d’accélérer radicalement le processus en y consacrant tous les moyens nécessaires. L’essentiel de l’effort se porte en fait sur le recrutement de la main-d’œuvre et sur la création, dans ce milieu hostile, de structures d’accueil convenables. D’énormes avantages matériels sont offerts aux ouvriers, techniciens et cadres qui consentent à venir travailler en Sibérie, grâce à quoi le gouvernement a réussi à créer un authentique esprit pionnier très comparable, à beaucoup de points de vue, à celui qui anima jadis les colonisateurs occidentaux de l’outre-mer. Parallèlement, on essaye d’intéresser à la Sibérie les investisseurs et techniciens étrangers des pays capitalistes : Américains, Japonais, Européens.
Les raisons de cette politique sont à rechercher dans deux directions différentes.
Le pouvoir soviétique est confronté aujourd’hui à l’impérieux besoin des Russes d’accéder enfin, après tant d’épreuves et de restrictions, à un niveau de vie meilleur, plus proche de celui de l’Occident. Pour leur donner satisfaction, sans abandonner d’autres ambitions, les dirigeants se voient contraints de développer la production des biens de consommation et, d’une manière générale, d’améliorer – dans des proportions en rapport avec la démographie – le Produit national brut (PNB). La seule Russie d’Europe n’y suffit pas. Le moment est venu de faire appel à l’immense potentiel sibérien.
D’autant plus que les Russes sont convaincus que ce potentiel est âprement convoité par la Chine dont l’appétit ne ferait que s’accroître si l’URSS laissait trop longtemps les richesses sibériennes sous-exploitées. Dès maintenant, plus du tiers des forces armées soviétiques serait déployé en Sibérie. Le ravitaillement et l’entretien d’un dispositif de cette importance ne cesseront de poser d’immenses problèmes tant qu’ils resteront tributaires de bases distantes de milliers de kilomètres. La capacité opérationnelle des forces soviétiques face à la Chine passe elle aussi par le développement de la Sibérie.
C’est tout cela, un peu pêle-mêle, qui constitue pour l’essentiel le sujet du livre d’Alfred Max qui a toutes les qualités d’un très bon reportage au style rapide et direct. ♦