Les Russes
Hedrick Smith a été pendant trois ans, à partir de 1971, chef du bureau du New York Times à Moscou. Il a consacré à cette expérience un très gros volume, bourré d’anecdotes, de choses vues et de petits tableaux de mœurs, mais aussi de réflexions fort pertinentes sur les problèmes économiques, sociaux et philosophiques qui se posent quotidiennement aux Russes. La lecture de ce livre n’est à aucun moment lassante, à preuve qu’il a figuré, comme il y a trois ans celui de Peyrefitte, parmi les best-sellers les plus demandés des vacances de l’été dernier.
La réussite de Hedrick Smith tient, pensons-nous, au fait qu’il a voulu vivre en URSS le plus possible en dehors de cette sorte de ghetto où les autorités russes cherchent à confiner les résidents étrangers. Il y a assez bien réussi, pour plusieurs raisons. Il comprenait et parlait très convenablement le russe, et sa femme, qui l’avait accompagné, encore mieux que lui. Le couple est venu s’installer à Moscou avec ses deux enfants de dix et douze ans et il a pu les faire admettre à l’école russe du quartier ; ils se sont révélés des auxiliaires précieux dans la chasse aux impressions spontanées. Et surtout, Smith et sa femme sont venus en Russie en éprouvant un intérêt réel pour le pays et pour ses habitants, intérêt qui débordait largement du cadre des connaissances strictement nécessaires à l’exercice du métier de journaliste. Ils ont eu le désir d’aller au-delà des apparences, et cet effort pour se rapprocher des Russes se situait sur le plan humain beaucoup plus que sur le plan professionnel.
Il a certainement fallu à Hedrick Smith beaucoup de persévérance, de patience et d’habileté pour ne pas se décourager. Son livre apporte la preuve que, même en Russie, et en trois ans seulement, la volonté et l’intelligence finissent par ouvrir beaucoup de portes qui paraissent, au départ, hermétiquement closes aux étrangers.
Si l’auteur a réussi à pousser aussi loin ses investigations, il n’a pas toujours su dépouiller en lui-même l’Américain. Il lui fallait certes, penser à son public. Mais il a sans doute attaché trop d’importance aux réactions et attitudes des Russes lorsqu’il leur parlait des États-Unis et des problèmes intérieurs américains ; et il les a pris beaucoup trop au sérieux. Nous ne pensons pas que la meilleure façon de connaître les Russes soit de solliciter leur avis sur le Watergate. Leurs réactions devant les explications détaillées que leur prodiguait leur ami américain étaient certainement plus circonstancielles que révélatrices et significatives.
La partie la plus intéressante et surtout la plus originale du livre est sans conteste celle que l’auteur consacre au phénomène de la « Troisième vague » de l’émigration. On soupçonne assez peu l’ampleur de ce phénomène, une fois classés les cas sensationnels et publicitaires de Soljenitsine, d’Amalric ou de Siniavski. En fait, les visas de sortie définitive accordés par les autorités soviétiques se sont chiffrés par dizaines et même centaines de mille au cours des récentes années. Ces visas ne concernent pas les seuls Israélites, mais bien plutôt les « indésirables » de toutes confessions qu’on fait semblant de croire sur parole s’ils acceptent de faire état d’un aïeul, même très éloigné, qui aurait pu être Juif. Bien que les visas soient officiellement toujours délivrés pour Israël, rien n’empêche les bénéficiaires – et ils ne s’en privent pas – de choisir, une fois arrivés à Vienne, une autre destination. Hedrick Smith a connu beaucoup de ces émigrants et il nous décrit en détail les démarches qu’ils entreprennent (ou qu’on leur suggère d’entreprendre), leurs hésitations, les tourments qui les assaillent au moment du départ, ainsi que leurs motivations profondes qui se révèlent beaucoup plus complexes que le simple désir d’échapper à un régime oppressif. Ainsi s’éclaire d’une manière très nouvelle le véritable drame qu’est la vie soviétique pour de très nombreux représentants de l’intelligentzia.
Nous ne saurions trop recommander ce livre à tout candidat à un voyage, même purement touristique, en Russie. La traduction est excellente. ♦