La chute finale. Essai sur la décomposition de la sphère soviétique
Voici quelques années, André Amalrik se demandait si l’URSS survivrait en 1984. 1984, année-phare de la politique-fiction, déjà retenue par Orwell… Or, dans un livre qu’il vient d’écrire, un historien de vingt-cinq ans, Emmanuel Todd, sans se risquer à fixer une échéance précise, renonce par contre, avec une audace que d’aucuns jugeront téméraire, à la forme interrogative : pour lui, « la chute finale » de l’URSS est en vue. Favorables ou non à l’Union soviétique, la plupart des auteurs l’ont décrit comme un régime stable, ce que conteste avec vigueur Emmanuel Todd : « Dans dix, vingt ou trente ans, un monde surpris assistera à l’effritement ou à l’effondrement du premier des systèmes communistes ».
L’auteur, lui, ne sera pas surpris à l’issue de sa patiente et alerte recherche des facteurs déterministes, économiques et sociaux, mais aussi des facteurs moins déterminés – mentalités et choix humains – qui permettent, à son avis, de prédire « la décomposition de la sphère soviétique ». Recherche patiente car, affirme-t-il, toute l’information ouverte sur l’URSS est faussée. Il n’y a pas de totalitarisme sans masque : le stalinisme est carnaval, la dictature théâtre. Tel Tintin au pays des Soviets, visitant des usines de carton-pâte, Emmanuel Todd découvre, derrière l’écran des statistiques et des lois, la machinerie du truquage. De ce spectacle, il n’a pas voulu être simple spectateur. Quittant les fauteuils d’orchestre, il a pris place dans le trou du souffleur, afin de connaître les failles des acteurs, et il a commis quelques incursions en coulisse pour y observer l’envers du décor. Explorateur en terre inconnue, Emmanuel Todd s’est muni de la boussole de l’historien : puisqu’en effet l’URSS n’est guère mieux connue dans sa réalité que ces communautés paysannes de l’époque préindustrielle étudiées par l’auteur lors de son séjour à Cambridge, pourquoi ne pas procéder à une sorte de reconstitution historique à partir d’un modèle social cohérent ? Dans ce modèle viendra alors s’intégrer toute l’information d’underground, la seule qui soit finalement sûre dans un système clos où les chuchotements sont plus vrais que les cris. Anecdotes pittoresques, témoignages de voyageurs, renseignements divers, statistiques réinterprétées, ouvrages de science-fiction analysés au second degré, tels sont quelques-uns des indices que le sociologue peut ainsi détecter dans cette cour des miracles de l’information que constitue l’URSS.
Quelle est donc la cohérence du modèle social totalitaire ? « Pas d’appareil répressif sans tensions à réprimer : pas de tensions sérieuses sans inégalités ». Société inégalitaire, l’URSS l’est d’abord par le monopole de l’État et donc de la classe dirigeante qui le conduit. L’inégalité conduit à la répression qui est souvent sanglante. « Le marxisme officiel des pays de l’Est est profondément masochiste » écrit pertinemment Emmanuel Todd, car une lecture de la réalité soviétique à la lumière du marxisme serait profondément déstabilisatrice ainsi d’ailleurs, dans les conditions actuelles du moins, qu’une hausse du niveau de vie. C’est pourquoi le marasme économique, la dépendance alimentaire sont dans la logique même du système : la classe au pouvoir se maintient grâce à une centralisation qui empêche toute diversification de l’économie, tandis que le caractère servile du statut du travailleur socialiste explique la basse productivité de ce dernier. Le mode de production soviétique est en fait de type précapitaliste : le marché noir contourne le Gosplan et l’art de la combine répond au délire bureaucratique. Si Marx a écrit Le Capital, c’est Kafka qui rend compte de son application.
Aussi, les masses semblent-elles plus désespérées qu’agissantes – l’augmentation des suicides le prouve. Elles se réfugient souvent, comme en Hongrie, dans des « déviances de masse » : alcoolisme, cheveux longs, délinquance juvénile, vagabondage, baisse de la natalité, etc. pathétiques réactions d’une nature humaine bafouée et niée jusque dans la répression psychiatrique. Répression : elle est au centre du système, au point de constituer ce qu’Emmanuel Todd appelle son « secteur quaternaire » dirigé par le KGB. Le dépérissement de l’État a fait place à son pourrissement.
Mais plus le centre, la Russie, s’affaiblit, plus la périphérie, républiques fédérées et surtout démocraties populaires connaissent une progression relativement normale. : Pologne, Hongrie et Tchécoslovaquie, notamment, abandonnent tranquillement le marxisme. Les dominés d’aujourd’hui supporteront-ils encore longtemps la suprématie d’une URSS déclinante ? Désormais, l’URSS peut craindre, sur le plan du modèle idéologique, l’attraction de l’Occident pour ses satellites. La Hongrie y est déjà la plus sensible et risque de servir de relais pour la transmission du modèle occidental jusqu’en Russie même. L’existence de l’Occident, à elle seule, est une menace idéologique pour l’URSS. Non seulement, celle-ci ne peut l’accepter – ce qui rend vaine toute coexistence pacifique – mais peut être tentée de plus en plus par une contre-menace militaire, véritable danger pour l’Occident. Comment ce dernier devrait-il réagir ?
Certes, « le réveil des peuples et des classes exploitées peut remettre l’URSS en mouvement » et l’amener alors à renoncer aux quatre freins principaux que sont la dictature du prolétariat, le collectivisme agraire, la planification centralisée et la production massive d’armements au détriment de la consommation populaire. Les dirigeants actuels sont peut-être capables de cette réforme mais leur crainte des réactions qui peuvent surgir dans le sentiment populaire les paralyse. Or, il faut à tout prix, pense Emmanuel Todd, empêcher l’URSS d’exploser, sinon l’Occident ne manquera pas d’en faire les frais sur le plan militaire. À lui donc d’aider l’Union soviétique à se réformer, en utilisant les deux moyens préconisés par l’auteur : favoriser avec résolution les démocraties populaires et entretenir avec I’URSS un « dialogue franc sans cordialité ».
Certains discuteront des remèdes proposés, d’autres reprocheront à l’auteur d’avoir voulu, par commodité, intégrer dans son modèle des faits qui y échappent (ainsi l’explication du développement de la flotte, facilité par la nature de « société fermée » du navire) ; plusieurs contesteront les passages consacrés aux rapports entre l’Occident et le Tiers-Monde où, sortant quelque peu de son sujet, Emmanuel Todd semble plus approximatif ; beaucoup, enfin, se référant à Chaunu et à Suffert, feront remarquer que, face à la « chute finale » de l’URSS, celle de l’Occident n’est pas davantage à exclure, et que les différents éléments que l’auteur qualifie de signes de vitalité sociale sont souvent autant de phénomènes de décadence. Mais ces critiques seront finalement de peu de poids par rapport au triple intérêt de l’ouvrage : la révélation d’un jeune historien de grand talent, la recherche d’une méthode originale d’étude des sociétés closes, la certitude renouvelée de voir toujours se profiler dans les Goulags les plus sombres, avec la silhouette tranquille d’Antigone, le rappel des lois non-écrites qui font la liberté humaine. ♦