Lhassa, étoile-fleur
Le Tibet, soudainement, a été ouvert à quelques visiteurs privilégiés. Comme si la Chine désirait attirer l’attention sur son flanc sud. Plusieurs chefs d’États situés dans le sous-continent indien ont été reçus en Chine : le Premier ministre du Pakistan, M. Bhutto, un allié privilégié, a été accueilli chaleureusement dans la capitale chinoise ; le roi Birendra du Népal est le premier souverain qui se soit rendu à Lhassa. Les Chinois montrent tout l’intérêt qu’ils portent au royaume himalayen, « État-tampon » par excellence entre la Chine et l’Inde. Tourné tout naturellement vers l’Inde pendant de nombreuses années, le Népal cherche actuellement à trouver un équilibre politique et économique entre ses deux grands voisins. Par cette invitation, les Chinois manifestent également une grande confiance dans la situation au Tibet et à l’égard des responsables locaux.
Han Suyin a effectué un voyage au Tibet en 1975. Considérée comme persona grata par Pékin, elle a pu se rendre à Lhassa. Elle en rapporte un livre vif dans ses affirmations et intéressant par certaines précisions. On retiendra son témoignage sans s’étonner qu’il soit à sens unique favorable : depuis longtemps déjà Han Suyin a choisi de défendre une cause et elle le fait admirablement. L’auteur s’est surtout attaché à décrire l’évolution récente de l’une des régions autonomes les plus mal connues de Chine. Une région où la transformation des mœurs, écrasées par l’ancien système théocratique, a été lente. Pour Pékin, l’appartenance du Tibet au monde chinois ne fait aucun doute : des relations privilégiées existaient déjà sous les Tang et la mémoire de la princesse chinoise Wen Cheng mariée au roi Song-san-Kampo (Song Zan Ganbbu pour les Chinois) est aujourd’hui opportunément rappelée. La marque de Wen Cheng et celle des artistes ou artisans chinois qui l’avaient suivie, et par conséquent celle de l’influence chinoise, sont inscrites dans le principal monument de Lhassa, le Potala, dont Han Suyin donne une description émerveillée tout en témoignant de l’excellente protection des lieux. Mais le Potala, « qui domine tout, qui a l’air d’être la ville elle-même », recèle aussi l’original de l’édit de Qian Long, empereur de la dynastie Qing, par lequel la Chine rattachait le Tibet à son empire. Et ce rattachement dura jusqu’en 1912, au moment de la proclamation de la République chinoise. À partir de cette date, en raison de ses nombreuses difficultés internes, la Chine négligea pour un temps le Tibet. Le contact ne fut réellement renoué qu’en 1950, et la situation reprise en main par Pékin en 1959.
Han Suyin, tout au long de son livre, souligne que depuis ces dates, l’Armée de libération populaire (ALP) a été l’outil essentiel des transformations et de la révolution du Tibet. Les soldats de l’ALP ont été et sont encore des constructeurs, et on leur doit notamment l’impressionnant réseau routier qui relie la région autonome au Sichuan (Szechwan) au Qinghai (Chinghaï) et au Xinjiang (Sinkiang). Ils sont également des éducateurs, des enseignants, des médecins ou des infirmiers. Ils sont surtout des propagandistes et leur tâche principale a été d’éveiller les Tibétains à l’idéologie du marxisme, du léninisme et de la pensée Mao Tsé-toung. Une partie de l’ancienne aristocratie (20 à 30 % selon Han Suyin) participe également à cet encadrement. Les précisions sur le sort du Panchem Lama sont intéressantes : il « étudie » à Pékin, « et son retour n’est pas exclu ». Exemple parmi d’autres de la mise en réserve de dignitaires, chefs religieux, hauts fonctionnaires qui peuvent ressurgir si une raison d’État, si un besoin politique le nécessite.
Les Chinois (les Han, écrit Han Suyin en insistant comme il se doit sur la différence de race) ont su adapter plusieurs structures aux conditions très particulières du Tibet. Il ne s’agit pas de tolérance mais d’habileté politique qu’il convient de souligner au passage. Mais l’auteur ne nous donne pas assez de précisions pour savoir jusqu’où va l’influence culturelle Han. Plusieurs de ses exemples, l’introduction de genres nouveaux (roman) ou de nombreuses traductions en tibétain d’œuvres chinoises, la modernisation du tibétain (10 000 termes nouveaux pour l’adapter aux besoins scientifiques et politiques), l’étude de la langue chinoise par une bonne partie de la population, nous incitent à croire, si on en doutait, que cette influence est nécessairement très profonde et qu’elle altérera rapidement l’originalité de la culture tibétaine. L’auteur « espère qu’ils (les Tibétains) feront leur possible pour rester eux-mêmes ». Il est vrai qu’inversement des chants tibétains connaissent un grand succès dans toute la Chine. Par ailleurs, le particularisme tibétain apparaît encore dans maintes coutumes héritées des croyances anciennes : détail macabre, on procède comme autrefois pour les funérailles : le mort est dépecé et les morceaux de chair sont exposés sur un sommet et emportés par les rapaces dans les cieux.
Dans l’organisation communautaire, pour tenir compte de la faible densité de population, on a supprimé un échelon et il ne subsiste que des équipes de production et des communes populaires. Le pourcentage des biens privés est parfois exceptionnellement élevé : 30 % du bétail appartient encore aux propriétaires. Les salaires sont en moyenne plus élevés qu’à Pékin pour compenser les prix de certains objets un peu plus coûteux en raison des frais de transport.
Han Suyin donne également quelques précisions intéressantes sur la population et sur l’infrastructure. La population serait plus nombreuse qu’on ne l’admet généralement à partir d’estimations faites à l’étranger : 1 113 000 habitants en 1964 et 1 640 000 en 1974 pour les seuls Tibétains, auxquels s’ajoutent 300 000 Hans (Chinois), soit au total 2 millions d’habitants, alors qu’on pensait qu’il y en avait un demi-million de moins. Mais l’augmentation de la population (2 %) avancée par l’auteur ne correspond pas aux chiffres cités plus haut, de même que le rapport entre Hans et minoritaires pour l’ensemble de la Chine est nouveau : 92 % pour les premiers, 8 % pour les seconds.
L’ouvrage nous apprend encore que des pipelines longs de plus de 2 000 km doivent prochainement apporter du pétrole de Lanzhou (Gansu) et du Sichuan. « En 1975 tout cela est déjà amorcé » précise l’auteur. Une telle réalisation serait un tour de force technique que seules des considérations stratégiques peuvent justifier.
Des conditions naturelles et historiques bien particulières ont fait du Tibet une région exceptionnelle. La Révolution chinoise transforme l’ordre social et apporte les techniques modernes qui peu à peu modifient radicalement le comportement des Tibétains. L’hygiène, un début d’industrialisation, des techniques agricoles améliorées, l’éducation, apportent aux habitants du « Toit du monde » des bienfaits indéniables qu’une société figée n’aurait pu introduire.
C’est à regret qu’on referme ce livre qu’on eut cependant aimé plus dense, plus précis, plus complet sur le Tibet, même s’il n’avait eu pour origine que ce seul voyage à Lhassa et dans ses environs. Trop bref, il ne satisfait qu’une partie de notre curiosité pour un pays encore trop fermé. Il représente néanmoins, par son caractère unique, un témoignage intéressant et très appréciable. ♦