Le rêve et l’histoire. Deux siècles d’Amérique
L’écrivain américain Herman Melville disait : « Nous portons l’arche des libertés du monde ». Mais cette arche est-elle en de bonnes mains, assez fortes pour un tel poids, et surtout dignes d’un tel fardeau ? Et si Georges Washington a dit, comme l’ont pensé et parfois répété tous ses successeurs, que la cause de son pays était celle de l’humanité, cela veut-il dire que tout ce qui est bon pour l’humanité est bon pour les États-Unis, ou l’inverse ?
Ces questions gênantes, surtout en cette année du bicentenaire, sont posées par le rédacteur en chef du Monde Diplomatique, Claude Julien, dans un ouvrage qui ne laissera personne indifférent et dont le titre laisse deviner le contenu. L’auteur dresse en effet un parallèle entre le « rêve américain », c’est-à-dire les principes de liberté et d’égalité au nom desquels treize colonies se révoltèrent un jour contre la couronne britannique et qui servirent de base à la Déclaration d’Indépendance du 4 juillet 1776, et la manière dont ces idées ont été mises en pratique par les États-Unis, chez eux comme chez les autres, au cours des deux siècles qui ont suivi. Pour cela il étudie successivement quatre conflits fondamentaux opposant chaque fois le rêve et la réalité, ou au moins une certaine face de celle-ci. Ce sont :
– le rêve démocratique contre la puissance du capitalisme,
– le droit à la liberté contre la force de l’État, contre « la loi et l’ordre »,
– l’égalité des citoyens contre la permanence du racisme,
– et enfin le rêve d’universalisme contre la défense des intérêts économiques et politiques de la nation américaine.
Selon Claude Julien, la cause de ces conflits est une sorte de restriction mentale, aux conséquences incalculables, dont les élites bourgeoises puritaines qui furent le fondement socio-politique de la jeune république se rendirent coupables dès l’origine. En effet, selon les idées de l’époque, il fallait, pour avoir véritablement droit à la liberté et au bonheur tels qu’ils étaient annoncés dans la Déclaration d’Indépendance, être « intelligent, bon patriote, vertueux et méritant ». Ces mots étant interprétés ainsi : intelligent veut dire lettré et cultivé à la façon des blancs (qui n’est ni celle des noirs, ni celle des indiens), bon patriote veut dire exempt de toute idéologie subversive, comme le socialisme ou le communisme, vertueux veut dire puritain, et méritant veut dire riche puisque, comme Max Weber l’a parfaitement expliqué, la prospérité matérielle est une bénédiction divine.
Il y avait là la matière d’un excellent et vigoureux pamphlet, et Claude Julien n’a raté ni l’occasion, ni d’ailleurs sa cible. On peut cependant se demander si telle était vraiment la meilleure manière de traiter un pareil sujet. Et de fait le livre, si abondamment documenté soit-il, souffre parfois dans sa crédibilité même d’un certain nombre de partis pris, qui sont certes tout à fait respectables et qu’il n’est pas question de discuter ici, mais qui ont l’inconvénient de réduire parfois – pas toujours, fort heureusement – la pensée de l’auteur à quelque chose qui ressemble un peu à du manichéisme. Cela est d’autant plus regrettable que, lorsque Claude Julien s’exprime plus en historien qu’en partisan, il apporte au lecteur des données extrêmement intéressantes. C’est par exemple le cas de ce qu’il dit au sujet des révoltes paysannes, dont l’une des premières remonte à 1676, ou des « factory towns », villes nouvelles créées autour d’une industrie et où les conditions de vie et les luttes sociales furent d’une dureté telle qu’aujourd’hui encore le style américain de l’action ouvrière en porte la marque. Il n’est pas mauvais non plus qu’une certaine vision légendaire de la guerre de Sécession fasse place à une réalité plus complexe, dans laquelle les objectifs politiques et économiques se mêlent inextricablement aux affrontements idéologiques, et où Abraham Lincoln, qui ne s’est guère hâté d’émanciper les esclaves, professe sur l’inégalité des races des idées qui ne sont pas précisément celles des modernes militants des « droits civiques ». De même, tout ce qui est dit sur la variété des traditions des premiers immigrants – lesquels sont loin d’avoir tous été des puritains, même si ce sont ces derniers qui ont eu l’influence la plus grande – ou sur l’éternelle hésitation américaine entre une société homogénéisée par le « melting-pot » et une société enrichie de sa propre diversité, mérite de susciter la réflexion et une étude approfondie.
L’auteur connaît si bien l’histoire des États-Unis que l’on en vient parfois à désirer plus de développements sur certains aspects essentiels de leur civilisation, comme le mythe de l’Ouest, l’attachement aux traditions et aux libertés locales, ou encore la richesse et la variété de la vie intellectuelle, culturelle ou religieuse. Mais en définitive, il vaut mieux reconnaître à cet ouvrage son mérite principal qui est de requérir instamment la discussion, peut-être la contradiction, en tout cas des réponses. ♦