Staline révolutionnaire 1879-1929 / Stalin as Warlord
Le personnage de Staline, tel qu’il était réellement, commence peu à peu à sortir de l’ombre où le maintenait, de son vivant, la terreur physique qu’il inspirait à son entourage et, après sa mort, l’inhibition persistante de la plupart des témoins de son règne, inhibition que le XXe Congrès ne devait pas suffire à dissiper.
Aussi, le patient travail de reconstitution historique dont le dictateur est aujourd’hui l’objet est-il surtout le fait des chercheurs occidentaux, bien que toutes les sources sérieuses soient d’origine russe et que leur utilisation exige non seulement une connaissance poussée de la langue, mais encore une certaine familiarité avec le contexte événementiel et psychologique de la période stalinienne. Ces désavantages sont largement compensés, à vrai dire, par la possibilité qui n’est donnée qu’aux historiens occidentaux, de disséquer et d’analyser en toute liberté les matériaux disponibles. Quant à l’accès même à ces matériaux, il semble bien qu’il ne leur soit ni plus ni moins interdit qu’à leurs collègues russes.
Les leaders de ces études staliniennes en Occident sont sans conteste les Américains et, un peu en retrait, les Anglais. Les ouvrages français se comptent malheureusement sur les doigts de la main. Une des raisons en est sans doute que nous avons été beaucoup moins que les Anglo-Saxons, engagés dans la guerre froide. L’opinion française ne s’est jamais sentie très directement concernée par les conflits de l’après-guerre entre les deux Grands. Ce fut, par contre, le problème numéro un des Américains et il les sensibilisa à l’étude de tous les tenants et aboutissants du communisme.
Robert C. Tucker, un Américain, est professeur de sciences politiques à l’Université de Princetown où il dirige le programme d’études russes. Albert Seaton (dont le livre n’a pas encore été traduit) est un ancien officier de l’armée britannique, converti depuis douze ans à l’histoire militaire et plus spécialement à l’étude de la guerre russo-allemande.
Les deux ouvrages se complètent remarquablement, en ce sens que la personnalité de Staline – sujet de l’un et de l’autre – est examinée de deux points de vue très différents qui aboutissent à deux « portraits » qui pourraient être dissemblables mais dont on est étonné, en fait, de constater la similitude, ce qui prouve, soit dit en passant, l’objectivité et la rigueur des deux auteurs, dont la formation est cependant loin d’être la même.
Robert C. Tucker s’intéresse à l’ascension politique de Staline et aux motivations intellectuelles et psychologiques qui le conduisirent à concentrer entre ses mains la totalité des pouvoirs de l’État soviétique. Son exposé est extrêmement vivant du fait qu’il « colle » de très près à son personnage tout en le situant constamment dans l’environnement où il évolue. C’est une bonne technique, en ce qu’elle concilie les exigences de la biographie avec celles de la reconstitution historique des événements et de l’ambiance d’une époque. Robert C. Tucker arrête son récit en 1929, date à laquelle Staline s’est définitivement installé sur les sommets qu’il convoitait. Mais le résultat atteint, estime l’auteur, n’était pas exempt d’ambiguïté car si, techniquement, Staline a pu disposer à partir de cette date de l’ensemble des leviers de commande, il n’a pas pour autant réalisé sa véritable ambition qui était « de devenir – être reconnu comme tel – le second Lénine du mouvement communiste, un vojd (guide) suprêmement doué qui conduirait le Parti vers de nouveaux exploits révolutionnaires, comparables par leur importance historique à la Révolution bolchevique de 1917 ». Autrement dit, il n’avait pu accéder au charisme qu’il convoitait et c’est sans doute pour essayer de l’arracher de force à son peuple, qui instinctivement le lui refusait, qu’il instaura le culte de sa propre personnalité et devint le dictateur qu’on connaît, dans le sens complet et traditionnel du terme.
Albert Seaton s’intéresse à Staline sous un autre angle. Il ne cherche pas à saisir et à comprendre le personnage globalement. Il s’efforce de débrouiller son rôle dans la conduite de la guerre russo-allemande de 1941-1945, ou même, plus restrictivement, dans la seule conduite des opérations. La tâche n’est pas facile. Staline était par nature un homme extrêmement secret et aucun de ses collaborateurs, civils ou militaires, n’a pu se targuer de connaître à quelque moment que ce fut, toute sa pensée. Il consultait, certes, régulièrement, la plupart des exécutants avant chaque décision importante. Mais celle-ci prise, il la communiquait sans le moindre commentaire ou, plus exactement, il signifiait à chacun ce qu’il attendait de lui personnellement et rien d’autre. Il surveillait ensuite de très près l’exécution, avec un esprit chicanier pour les moindres détails, ne tolérant aucun retard, interdisant toute modification au programme imposé. Lorsque l’immensité du front et le nombre des commandements subordonnés directement à la Stavka (l’état-major) dépassaient les possibilités matérielles d’exercer cette surveillance de tous les instants, Staline envoyait sur place des « coordinateurs ». Mais il les tenait très étroitement en laisse, leur imposait de le consulter sur les plus minimes des décisions qu’ils souhaitaient prendre et les rappelait brutalement à la moindre bavure.
Staline était donc bien le seul et unique responsable de ce que les Russes appellent la conduite opérationnelle de la guerre. Mais peut-on conclure au vu du résultat final de celle-ci qu’il ait été doué d’un véritable génie militaire ? Il ne semble absolument pas. Il avait incontestablement une très vaste culture militaire théorique, et avait acquis une grande pratique pendant les années de guerre civile. Il était apte à assimiler les techniques modernes et s’y intéressait très vivement. Il sut monter et faire fonctionner un système de commandement efficace et sans faille, bien que terriblement coercitif. Il était, en outre, très bon organisateur. Mais il manquait de l’intuition et des qualités humaines requises pour être un conducteur d’hommes dans le plein sens du terme.
Les conclusions d’Albert Seaton rejoignent ici, par un autre biais, celles de Robert C. Turker. Les accomplissements de Staline comme chef de guerre, aussi bien que comme révolutionnaire, ont débouché sur des résultats ambigus. ♦