Les origines de la presse militaire en France de l’Ancien Régime et sous la Révolution (1770-1799)
Cette thèse à l’articulation chronologique présente deux centres d’intérêt principaux : l’histoire d’une presse spécialisée liée à celle de son public, la société militaire ; son évolution en fonction des rapports entre le pouvoir central et l’armée.
La presse militaire naît entre 1770 et 1791. Inconnue à l’étranger, elle reste jusqu’au début du XIXe siècle un phénomène spécifiquement français.
Sous l’Ancien Régime, elle se présente sous la forme de revues de petit format qui ressemblent fort à des livres. Son apparition est due aux initiatives de la monarchie pour qui elle est un moyen politique : elle appuie, comme l’Encyclopédie militaire de Verdy du Vernois, les réformes de Choiseul ou, comme Le Journal militaire, la politique américaine de Vergennes. Elle oscille entre deux formules. Instrument de l’administration, elle s’inscrit dans l’œuvre de réorganisation de l’armée et s’ouvre au débat philosophique dont profite la réflexion nouvelle sur la tactique. Expression d’un corps social, elle reprend le mythe, cher au chevalier d’Arcq, d’une noblesse militaire, et se pose, dans le cadre de la réaction nobiliaire, en défenseur de la petite noblesse de province qui est menacée et pour laquelle on a créé des écoles militaires.
Sous la Constituante, une seconde naissance se produit : une presse vigoureuse surgit de la mutation politique et sociale. Elle est différente de celle de l’Ancien Régime par son public et sa présentation matérielle. À une presse réservée aux officiers succède une presse qui s’adresse aux citoyens-soldats. La revue est devenue journal, c’est-à-dire un instrument pratique, maniable et utile : le nombre des pages diminue, la périodicité s’accélère ; en cela, elle révèle un changement dans la perception du temps : la durée se découpe en tranches plus minces et plus précises, l’événement prend une importance nouvelle dans la vie publique de la Révolution.
Sous la Convention, une catégorie inédite de journaux apparaît, inspirée par les généraux et les représentants en mission : les journaux d’armées, points de rencontre entre soldats et sociétés populaires dont ils publient les textes. Instruments de propagande, ils s’adressent à la masse de l’armée. L’importance du phénomène, limité dans le temps de 1792 à 1795, est moins due à son ampleur qu’à sa nouveauté : nulle part dans le monde une armée en opérations n’avait eu un journal imprimé, n’avait été à la fois public et acteur.
Cette création répond, certes, au besoin d’information des soldats mais aussi à celui de rassurer ces déracinés et de les aider à se situer dans un pays inconnu souvent hostile : tel est le cas pour le Bulletin de l’Armée des Côtes-du-Nord. Cette création répond aussi aux exigences d’une discipline d’un type nouveau, basée non plus sur la subordination mais sur l’adhésion ; la presse militaire va chercher à persuader et à expliquer. Deux conceptions apparaissent : dans les journaux girondins, la presse se contente de justifier la relation de dépendance qui est maintenue : dans les journaux jacobins, les rapports entre l’officier et le soldat sont transformés, tous deux remplissent, à des places différentes, leur tâche révolutionnaire et signent des adresses en commun. Là, le journal militaire se fait l’écho de la violence : Vertu et Terreur sont à l’ordre du jour et l’image que l’on se fait de l’ennemi est calquée sur ces deux conceptions. Tantôt le vocabulaire insiste sur l’aspect militaire, on parle du combattant quand la discipline repose sur l’obéissance. Tantôt le manichéisme du discours révolutionnaire triomphe, l’ennemi est situé dans le monde du crime et du mal, on parle du brigand, du barbare, du lâche, du scélérat. Cette création de journaux d’armée répond enfin à la volonté de défendre et de propager certaines conceptions politiques dans les forces militaires : elle cristallise et incarne les vertus de la Révolution auprès de populations civiles qui s’en montrent lasses.
Pendant l’époque montagnarde, la politique du gouvernement révolutionnaire à l’égard de la presse militaire éclaire la place faite à l’armée dans la nation. Le gouvernement prend en effet des dispositions pour approvisionner cette armée en journaux officiels et en journaux patriotes parisiens, provoquant de ce fait, sans les condamner, la disparition des journaux d’armée. Il envoie ainsi le Bulletin de la Convention au même titre que les subsistances, à raison d’un exemplaire par compagnie, destiné à être lu au rapport. Il concentre donc entre ses mains les moyens d’information et de propagande, au détriment des commandants d’armée. Sans contredire cette ligne générale, La Soirée du Camp est au service de Carnot. Tiré au chiffre énorme pour cette époque de 10 000 exemplaires, c’est le premier journal de masse destiné aux soldats. Le monologue du vieux sergent Va-de-Bon-Cœur témoigne d’un fait social nouveau. Le portrait type du soldat de la République est devenu celui d’un professionnel sous les armes, il parle de ses camarades et se distingue du monde civil. L’armée est devenue un corps isolé dans la nation une nouvelle société militaire.
La presse militaire réapparaît sous le Directoire, expression d’une armée de métier mais d’un type nouveau car animée par le sentiment national.
C’est à l’origine une presse du pouvoir central mais qui n’a plus les gros chiffres de tirage de la Convention. C’est une simple presse administrative, qui suffit aux besoins d’une armée isolée et repliée sur elle-même. Cet isolement est favorable à la République bourgeoise qui craint par-dessus tout l’instruction des masses populaires dans la vie politique et leur alliance avec les militaires. Les soldats et les citoyens ne sont plus confondus. La discipline redevient dépendance du subordonné. Par contre, Le Journal des Défenseurs de la Patrie, inspiré par Carnot, répond aux conditions nouvelles d’une guerre dirigée de Paris. Il est le premier périodique militaire central, l’ancêtre des journaux militaires gouvernementaux. Il est la suite logique du premier plan coordonné de l’action de toutes les armées de la République : ainsi les éloges de l’action de l’Armée d’Italie prennent-ils dans le contexte le sens d’une critique de l’inaction des autres. Dans ce journal, la fonction de commandement est mise en évidence : si le général y est mis en vedette, le soldat n’a plus la parole. Diffusant une nouvelle discipline autoritaire et hiérarchique, il permet l’ajustement de l’armée et de la nouvelle société militaire au monde bourgeois nouveau.
Les journaux d’armée ne réapparaissent qu’ensuite, tous à l’initiative de Bonaparte, ce qui donne un sens à cette renaissance : le Directoire n’est plus capable d’imposer sa loi. Le Courrier de l’Armée d’Italie, La France vue de l’Armée d’Italie et Le Courrier de l’Égypte sont des publications stables, d’une présentation matérielle de qualité, qui font entrer la presse militaire spécialisée dans la grande presse, en se liant par Bonaparte aux grands problèmes de politique intérieure et internationale. Le premier est un journal de commentaires, aux continuelles improvisations, de teinte républicaine mais imprégné de l’idée de l’élimination des factions royalistes et babouvistes et de la nécessité de la concorde. Le second est un journal de mises au point, de rectifications, de faux bruits, de nouvelles déformées par les journaux de Paris ; il tient encore de la revue d’autrefois et vise un autre public, d’origine noble ou bourgeoise. Le troisième est un précurseur dans le domaine des techniques modernes du journalisme. Leurs visages sont donc divers, leur trait commun est de donner une large place à tout ce qui concerne l’armée ; ils y consacrent tous en moyenne un tiers de leur contenu.
Ces journaux, inspirés par Bonaparte, ont eu un double but. Premièrement, ils ont tous été créés pour agir sur la politique française par l’entremise de l’opinion. Soumis à une vraie censure dans la presse officielle, Bonaparte a ainsi en Italie rétabli une communication rompue avec ceux qui lisaient autrefois la presse directoriale pour y trouver ses communiqués. Si ses deux journaux d’Italie ont des tendances politiques différentes qui surprennent, il faut voir qu’ils ont en commun le désir d’une réconciliation nationale. Il faut clore la Révolution, faire disparaître les factions : ils préfigurent ainsi la politique de ralliement du Premier Consul qui ne se laissera pas enfermer dans des limites politiques. Deuxièmement, ces journaux servent la diplomatie de Bonaparte : ils affirment que la paix avec l’Autriche est entre ses mains et il ne faut pas oublier qu’ils sont lus à l’étranger. Bonaparte cherche d’une part à impressionner les Autrichiens en donnant une image forte, mais fausse, de son armée, d’autre part, il cherche à les rassurer : son armée maintient l’ordre, sans elle l’Italie tomberait dans l’anarchie et ce serait la fin de l’Ancien Régime.
Confronté à de multiples problèmes de méthodologie, Marc Martin ne s’est pas contenté de décrire ces documents et de les analyser : il a mené une série d’études comparées « par un recours général et délibéré pour faire apparaître les traits particuliers de chaque publication et les caractéristiques communes ». 18 cartes, graphiques et tableaux précisent les aspects d’une série de journaux, les intentions ou les conditions de leur rédaction. Ainsi rapproche-t-il et compare-t-il cinq journaux d’armée de la Convention quant aux matières traitées. Ainsi analyse-t-il la transformation du contenu du Courrier de l’Armée d’Italie où les affaires italiennes finissent par prendre une place prépondérante. Ainsi la géographie des nouvelles locales de ce même Courrier montre-t-elle la correspondance avec celle du recrutement de l’Armée d’Italie et prouve-t-elle une action psychologique concertée : il s’agit pour Bonaparte d’éviter une crise du moral pour une armée d’occupation qui a le mal du pays. ♦