L’Espagne de Franco
L’abondance relative des livres consacrés à l’Espagne au cours des derniers mois ne simplifie pas le choix du lecteur à la recherche d’un « fil conducteur » capable de le guider dans le dédale des événements qui affectent ce pays voisin. Certains, comme l’ouvrage d’Edouard de Blaye, publié chez Stock sous le titre de Franco ou la monarchie sans roi, tracent la biographie de celui qui a régi pendant près de quarante ans le destin des Espagnols. D’autres, comme les livres-interviews de Régis Debray et Max Gallo (1) ou de Ramon Chao (2) reflètent les points de vue de personnalités de l’opposition au franquisme. Un seul, cependant, sous le titre L’Espagne de Franco, publié par Guy Hermet chez Armand Colin, dans la collection « U Prisme », s’efforce de lier le passé au présent et de donner une explication quelque peu complète et non-partisane de ce que l’on pourrait appeler le système politique de l’Espagne contemporaine.
L’ouvrage de Guy Hermet peut constituer le fil conducteur auquel on faisait allusion plus haut. Œuvre d’un universitaire spécialisé dans l’analyse des régimes autoritaires et familiarisé de longue date avec l’Espagne, dont il est un des meilleurs connaisseurs étrangers, ce livre brosse dans une première partie le panorama historique des expériences politiques vécues par les Espagnols au cours des deux dernières générations : d’abord sous la République, de 1931 à 1936, puis durant la guerre civile, entre 1936 et 1939 ; enfin, pendant les deux phases assez distinctes du franquisme, l’une ouvertement réactionnaire et fascisante qui va de 1939 à 1956, l’autre quelque peu modernisatrice, qui lui fait suite jusqu’à la disparition du Caudillo. Ainsi surgit l’esquisse d’une espèce de mémoire collective du peuple espagnol, dans lequel le traumatisme durable d’une lutte fratricide et d’une révolution frustrée s’oppose à la satisfaction sans grandeur mais intense provoquée par la renaissance matérielle du pays.
Délaissant le terrain historique, la seconde partie de l’ouvrage repose sur une analyse transversale des éléments caractéristiques et permanents de la vie politique espagnole. Le premier de ces éléments correspond aux idéologies et aux partis ou forces les plus caractéristiques du spectre politique espagnol depuis un demi-siècle : l’anarchisme, en particulier, mais aussi une extrême-droite légitimiste presque sans équivalent dans l’Europe présente, les courants autonomistes basques et catalans, les multiples groupes issus du catholicisme, sans parler de mouvements plus conformes aux modèles contemporains comme le parti socialiste, le parti communiste et les gauchistes. Vient ensuite un chapitre fort original et fouillé sur la culture politique des Espagnols ainsi que sur les attitudes que l’on pourrait attendre de leur part dans l’hypothèse d’une ouverture démocratique et notamment d’élections libres. À ce propos, l’auteur illustre sur la base de données précises la permanence des tendances fondamentales qui se manifestaient dès avant la guerre civile. Un dernier chapitre apporte enfin un éclairage pénétrant sur les mécanismes internes du pouvoir dans l’Espagne actuelle, notamment sur le jeu des coteries qui en constituent la trame.
Sans doute faut-il ajouter, en guise de conclusion, que l’ensemble du livre de Guy Hermet se singularise dans le même temps par la rigueur de l’analyse et la simplicité de son exposé, qui évite les abstractions aventureuses dans lesquelles se complaisent parfois spécialistes et sociologues. De surcroît, plus riche de nuances que de fausses attitudes, il est, de ce fait, pratiquement sans équivalent dans la littérature offerte à tous ceux que le devenir de l’Espagne passionne, mais qui se défient pourtant des livres que la passion aveugle. ♦
(1) Longue interview de Santiago Carrillo, secrétaire général du Parti communiste d’Espagne, publiée sous le titre Demain l’Espagne (Éd. du Seuil, 1974, 224 pages).
(2) Série d’interviews de leaders de l’opposition, des démocrates-chrétiens aux révolutionnaires basques (Après Franco, l’Espagne ; Stock, 1975, 381 pages).