La police secrète russe. L’action de la Sécurité Politique moscovite, impériale et soviétique
Vladimir Nabokov a écrit que l’on peut considérer l’histoire de la Russie sous deux aspects : « D’abord comme l’évolution de la police… ensuite comme le développement d’une culture merveilleuse ». Dans cette importante étude des services russes de sécurité, depuis le XVIe siècle jusqu’à nos jours, Ronald Hingley révèle les connexions intimes entre ces deux aspects. Il montre que la police secrète a joué le rôle, aussi bien sous les tsars que dans le régime soviétique, d’un instrument essentiel pour le contrôle exercé par un État autoritaire sur tous les domaines de la vie russe.
La police secrète des tsars occupe une place de choix dans la démonologie des historiens soviétiques modernes. Mais Ronald Hingley établit que la répression policière sévit rarement avec rigueur, par rapport à ce qu’il advint plus tard, et qu’elle ne plongea jamais le peuple russe dans la terreur, à moins que l’on ne prenne pour une organisation de police l’Opritchinina d’Ivan le Terrible. Sous la Troisième Section (1826-1880) et l’Okhrana (1880-1917) les groupements révolutionnaires furent noyautés par des agents de la police – et ils ripostèrent à cette pénétration par une contre-pénétration – à un point tel que les deux adversaires perdirent de leur élan et se trouvèrent aussi désorientés l’un que l’autre. Des agents doubles, triples et même multiples opposèrent la police aux révolutionnaires et vice-versa, souvent avec des résultats fatals pour eux-mêmes. Pendant quelque temps, Staline lui-même fut un agent effectif de l’Okhrana, et les bolcheviks prérévolutionnaires de Lénine étaient infestés de mouchards. Mais si l’Okhrana pratiqua la « provocation », et si ses techniques devinrent de plus en plus subtiles, ses porte-parole affirmèrent qu’elle était essentiellement un organisme d’enquête, et il ne s’agit pas là d’une affirmation excessive.
En revanche, les services de sécurité soviétiques se firent de très bonne heure policiers, juges et bourreaux. En cinq années, la Tchéka se rendit responsable de plus d’arrestations et d’exécutions qu’il n’y en eut pendant le règne de la Troisième Section et de l’Okhrana. Le Guépéou, qui lui succéda, collabora avec Staline dans la liquidation des koulak, et ce fut en grande partie grâce à l’aide de Dzerjinski, chef des services de sécurité, que Staline put commencer à asseoir son influence sur le Parti. La « grande purge » de 1937-1938, avec ses procès publics au cours desquels les accusateurs et les accusés se battaient pour sauver leur tête, et ses millions d’arrestations, fut organisée par le NKVD, que dirigèrent successivement Iagoda, Ejov et Beria. Dans son magistral examen de l’appareil de la terreur stalinienne, Ronald Hingley a beaucoup utilisé des témoignages venant de Russie même. Son livre se termine par un portrait du KGB actuel, qu’il situe dans l’édifice du pouvoir, et il dresse le bilan de la sécurité politique de l’URSS de 1945 à aujourd’hui. C’est le premier ouvrage dans lequel les méthodes de la police politique russe sont étudiées dans leur ensemble, et, par la richesse de la documentation, par le souci constant du contexte politique, par l’objectivité, c’est un livre excellent. ♦