La vie politique sous la Quatrième République
« Une sorte d’encyclopédie de la IVe République », souligne M. François Goguel dans sa préface. L’ouvrage monumental de Philip Williams est un classique de l’édition scientifique britannique. Publié pour la première fois à Londres en 1954, peu après la fin du septennat du président Vincent Auriol, il fut considérablement refondu lors de l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle : le bilan politique de la France de l’après-guerre, non encore meurtrie par le drame algérien, devenait celui – définitif – d’un régime. Cette seconde édition – qui présente l’avantage de dépasser les polémiques nationales, non exemptes d’arrière-pensées, sur un passé encore récent – est désormais directement accessible au public français dans l’excellente traduction de Suzanne et Alain Dutheillet de Lamothe.
Il s’agit, en réalité, de plusieurs ouvrages en un seul. Philip Williams s’adonne d’abord au traditionnel essai de réflexion sur les données permanentes de la société politique française. D’où venait la IVe République ? Où devait-elle nécessairement aller ? L’auteur rappelle l’absence de ce large consensus populaire, indispensable à la stabilité des régimes, et l’esprit latent d’opposition aux pouvoirs. Ces traits fondamentaux de la « France radicale », déjà systématisés par Alain, et qui ne peuvent qu’étonner l’observateur anglo-saxon, n’altéraient pas profondément les institutions publiques encore « rustiques » du XIXe siècle : il en va différemment lorsque commencent à se préciser ces grandes transformations de la société française que M. Williams retrace à la suite de Stanley Hoffmann avant de fixer, avec clarté et rigueur, les grandes étapes de la IVe République, de la formation du tripartisme à l’« opération Résurrection ».
À cet indispensable préambule, mené en moins de cent pages, succède le « Second Livre » de Philip Williams : un très complet tableau des partis politiques français dans les années 1950. Tableau toujours très lucide, même lorsque affleure l’indulgence de l’auteur : « Les partis, en France plus encore qu’ailleurs, se caractérisaient en théorie par la noblesse et l’universalité de leurs aspirations, et en pratique par le souci plus humble qui les dominait de représenter des groupes et des intérêts particuliers ». Histoire, idéologie, organisation interne, clientèle : chaque formation est minutieusement disséquée. Le Parti communiste (PC), dont les militants « si profondément dévoués… méritaient certes des dirigeants meilleurs », nous est décrit comme trop timoré face aux affrontements sociaux et aux conflits de la décolonisation et finalement trop axé « dans une perspective purement soviétique ». Mais le Parti socialiste (PS), mal implanté, oligarchique, en proie à des luttes mesquines, le Mouvement républicain populaire (MRP), qui reflétait l’accès au pouvoir de nouvelles couches plus « pures et inexpérimentées », mais qui s’enlisa dans les aventures coloniales, les radicaux, « vieille coopérative électorale » désormais sans efficacité, malgré les tentatives de modernisation des mendésistes, les modérés « profondément divisés », « mal préparés pour se défendre contre les violences démagogiques de jour en jour mieux orchestrées et plus violentes de l’extrême-droite », ne sont pas mieux traités. Le lecteur pourra contester de telles appréciations, mais l’information est toujours considérable et irréprochable. Et les remarques éclairantes abondent : ainsi du gouvernement simplement « côte à côte » des trois grands partis après le départ du général de Gaulle, ou de la comparaison avec les leaders du « parti progressiste » de Théodore Roosevelt des dirigeants gaullistes « un peu trop sûrs de détenir la vérité ».
Suit une analyse de l’échec constitutionnel de la IVe République : l’appréhension intime du fonctionnement réel des institutions renforce ici l’exégèse constitutionnelle. M. Williams souligne, à cet égard, que le rôle et l’influence respectifs du président de la République et du président du Conseil se révélèrent, à l’expérience, exactement inverses de ce qu’avaient prévu les constituants – les premiers chefs du gouvernement, malgré leurs pouvoirs accrus, s’inclinant devant la volonté des partis, dans le temps même où le chef de l’État, M. Auriol, portait plus haut que sous la IIIe République la magistrature suprême. Surtout les relations entre l’exécutif et le législatif – Assemblée nationale indisciplinée, Conseil de la République à l’influence grandissante – ne s’organisèrent jamais selon le schéma proposé en 1946. Abus de la question de confiance, désuète, de la motion de censure : stabilité et responsabilité authentique apparurent vite comme autant d’inaccessibles idéaux… Reste que le dérèglement des institutions, s’il reflète l’inadaptation à leur époque des acteurs du jeu politique, et finalement de la société française elle-même, n’implique pas nécessairement la médiocrité des hommes qui illustrèrent le régime défunt. Dans son ultime partie, consacrée au « Système », l’auteur souligne, au contraire, que l’influence des groupes de pression économiques fut toujours très limitée sous la IVe République grâce à de hauts fonctionnaires compétents et indépendants, et à des hommes politiques dont on peut affirmer qu’ils ne furent que très rarement corrompus.
Dès 1934, dans son avant-propos à la République des Camarades de Robert de Jouvenel, Paul Morand notait que si « cette petite mutuelle » était concevable « dans le cadre étroit d’une République à l’Antique », « les grands express internationaux, la publicité, les ondes longues et courtes l’ont tuée… » Et M. Duverger pourra écrire, en 1958, dans Demain la République : « la IVe République a prétendu gouverner la France de l’ère atomique avec la technique de M. Fallières… » Mais il fallait la distance naturellement prise par un observateur étranger, l’impartialité et la sérénité qui imprègnent ses analyses, une certaine tristesse aussi, que ne dissimule pas totalement le démocrate anglais, pour dresser le constat définitif des maladies de la démocratie française entre 1946 et 1958. ♦