Gulliver empêtré. Essai sur la politique étrangère des États-Unis
La puissance ne signifie plus le pouvoir : « le pays le plus puissant du monde ne peut façonner, diriger, dicter l’avenir du monde à sa guise parce que le monde a changé et que les instruments traditionnels de la puissance ont perdu de leur efficacité ». Telle est l’idée directrice de l’important et passionnant ouvrage de M. Stanley Hoffman.
L’auteur, né à Vienne en 1928, a vécu en France jusqu’en 1955, Diplômé de l’Institut des Sciences politiques, il était chargé de recherches à la Fondation nationale des Sciences politiques (FNSP). Depuis 1955, il est professeur à l’Université de Harvard. Cet ouvrage, publié en 1968 aux États-Unis, parut en France cette année, complété par une préface spécialement destinée à l’édition française.
Le livre débute par une analyse du système des relations internationales : les rapports de force se sont modifiés (les deux Supergrands ne sont plus seuls) et ce système s’est compliqué : le milieu international s’est fragmenté et l’arme nucléaire a transformé les modalités d’un éventuel emploi de la force. Par ailleurs, d’autres moyens de pression existent aujourd’hui dont la puissance militaire n’est qu’un des aspects. Grâce à un habile marchandage, les puissances secondaires peuvent y gagner prestige et avantages divers. Cette complication du système des relations internationales réduit les objectifs et limite les moyens : « les surpuissances sont des albatros et les autres puissances des goélands : l’albatros a des ailes nucléaires de géant qui l’empêchent de marcher, les déployer ce serait Hiroshima ; le goéland peut au moins voler mais il est trop petit et trop léger pour aller haut et loin ». L’auteur s’attache ensuite à une intéressante description du « style américain » et passe en revue les différentes attitudes des États-Unis depuis le début du siècle, qu’il s’agisse de l’Europe « continent déchu qu’il faut racheter » ou du « centre d’intrigues, de corruptions, d’alliances machiavéliques », pour aboutir, aux lendemains de la guerre, à la volonté de lui épargner le péril communiste. Il analyse les réactions suscitées outre-Atlantique par l’antiaméricanisme et qui peuvent provoquer l’indignation chez un peuple qui se croit parfois « élu », missionnaire et doté d’une puissance évangélique.
La complexité du système politique américain est ensuite passée en revue : des exigences (secret et rationalité) opposées à l’idéal démocratique, un exécutif trop fragmenté, trop important qui entraîne la dispersion de l’autorité et des responsabilités, qui crée des difficultés de coordination. La volonté de réaliser autour de cette politique un consensus national se heurte aux nécessités du secret et il semble difficile de concilier publicité et discrétion ; cependant une absence totale de secret risque de faire apparaître au grand jour le caractère improvisé de la politique étrangère : l’intervention au Vietnam et à Saint-Domingue en fournit des exemples à l’auteur. Cette politique étrangère, selon Stanley Hoffman, pèche par un certain pragmatisme à court terme, une tendance à étudier les problèmes par un procédé analogique. Quant aux politiques étrangères des autres pays, elles sont généralement mal comprises et dans leur subtilité et dans leur complexité, l’Amérique se considérant comme un modèle à imiter et concevant difficilement une coopération avec les autres États sur un pied d’égalité.
Stanley Hoffman pense que l’avenir verra se constituer un système international mieux adapté aux conditions contemporaines du fait de l’apparition de nouvelles puissances et de l’existence de hiérarchies multiples. Il propose un réexamen de la politique étrangère américaine, trop orientée, selon lui, par les crises et les improvisations ; ainsi, espère-t-il, l’Amérique évitera de recourir à une politique isolationniste et ne se cantonnera pas dans une « passivité rancunière ». ♦