Une vie d’officier / Mémoires. T. I : Fin d’un empire / Dialogues avec un lieutenant / Les cas de conscience de l’officier
La génération d’officiers nés dans les années 1895 à 1905 a joué dans l’histoire politique de notre pays un rôle sans commune mesure avec celui que les Constitutions successives et la tradition républicaine assignaient à l’armée au sein de la nation.
La plupart firent leurs premières armes au cours de la Première Guerre mondiale et des conflits « coloniaux » – Syrie, Maroc, pour ne citer que les principaux – qui lui succédèrent. En ce temps, s’appliquaient encore, dans une assez large mesure, les règles du jeu classiques suivant lesquelles le rôle des officiers devait se limiter à la conduite des opérations, sans incursions – sauf aux plus hauts échelons – dans le domaine de la politique.
Mais, la Seconde Guerre mondiale devait créer en France, au bout de quelques mois, une situation tout à fait nouvelle. L’armée, dans la mesure où elle voulait survivre, fut acculée à des options qui ne lui étaient guère habituelles. Chaque officier fut contraint de découvrir seul, et en dehors de toute tradition et hiérarchie, la voie du devoir militaire, et au-delà, celle du salut national. Ces options et ces décisions – parfois totalement opposées – réveillèrent tout naturellement au sein d’une nation profondément désorientée et ne sachant pas très bien à quoi se raccrocher, un écho considérable. Elles conférèrent quasi automatiquement aux représentants de l’armée une influence sur les affaires du pays qu’ils n’avaient pas recherchée, mais dont ils acceptèrent les implications.
On aurait pu penser que la victoire de 1945 allait rétablir dans la paix les équilibres fondamentaux. Mais il se trouva que la France fut alors, presque sans transition, engagée dans les guerres de la décolonisation : Indochine et surtout Algérie. Aux yeux de l’armée, il s’agissait là de problèmes fondamentaux, d’une importance nationale comparable à ceux qui s’étaient posés en 1940. Elle s’estima donc, encore une fois, directement concernée et s’engagea d’autant plus globalement dans une action de plus en plus diversifiée qu’elle sentait grandir les hésitations du pouvoir politique et se transformer en lassitude l’indifférence de l’opinion.
On comprend ainsi à quel point la vie des officiers témoins et acteurs de tous ces graves événements, a pu être heurtée, tendue, ardente et passionnée. Aujourd’hui à la retraite, ils évoquent leurs souvenirs et ils ont beaucoup à dire, tantôt pour se justifier ou simplement s’expliquer, tantôt pour tirer des enseignements, tantôt pour inciter à la réflexion.
Dialogues avec un lieutenant d’André Zeller, qui n’est que le premier volet d’un triptyque, couvre la période 1915-1922, c’est-à-dire, essentiellement, la guerre sur le front occidental et les opérations au Levant de 1920 à 1922. Il s’agit, en fait, d’un carnet de route écrit au jour le jour par l’aspirant, puis lieutenant, André Zeller, engagé volontaire à 17 ans, entrecoupé de quelques « répliques » du général André Zeller. C’est de loin le carnet de route qui constitue la partie intéressante et originale du livre. La simplicité sans fard du récit, la fraîcheur des impressions, l’absence de toute grandiloquence, la précision des descriptions, contribuent à hisser ce témoignage, cependant sans prétentions, au niveau d’une authentique œuvre littéraire, parmi les meilleures consacrées à la guerre 1914-1918. Et cela, sans doute, pour la raison suivante : le jeune officier, tout en rendant son dû à la technique, cherche surtout à découvrir, observer et comprendre le combattant, à noter ses sentiments, ses espoirs et ses réactions d’homme.
C’est ce même souci des hommes et, d’une manière générale, de l’aspect humain des problèmes que manifeste André Gribius dans Une vie d’officier (qui concerne la période de 1927 à 1965). Cette attitude est tellement affirmée qu’on pourrait être tenté de dire de ce livre qu’il s’agit, en fait, d’un roman. Non que l’auteur prenne la moindre liberté avec l’enchaînement historique des faits. Mais parce que, le seul, le vrai sujet du récit est la passion exclusive et jalouse que l’auteur a éprouvée tout au long de sa carrière pour son pays, pour son métier et pour une certaine forme d’honnêteté intellectuelle qui se confond pour lui avec l’honneur militaire.
Rien de comparable à cet ardent humanisme ne transparaît dans le Tome I (1917-1946 ; les deux tomes suivants sont annoncés) des Mémoires de Raoul Salan. Est-ce un manque de maîtrise de la langue française qui donne à ce compte rendu précis et circonstancié tant de sécheresse et si peu de chaleur humaine ? Est-ce parce qu’on sent l’auteur – mais pour quelle raison ? – sur la défensive, cherchant à s’abriter derrière du concret, du démontrable ? Les événements passionnants vécus – surtout en Indochine, mais aussi en Afrique et à la 1re Armée – ne justifiaient-ils pas, de la part d’un de leurs principaux acteurs, mieux qu’un exploit d’huissier ? Les historiens, après tout, qui ont besoin des faits et des documents, ne s’en plaindront peut-être pas. Les Mémoires de Raoul Salan leur fourniront des matériaux abondants et utiles, une fois effectués les recoupements et les vérifications d’usage.
Les propos de Georges Spillmann dans Les cas de conscience de l’officier sont assez différents des précédents. Il écrit pour une collection (dirigée par Maurice Genevoix) dont les volumes parus ont déjà traité des cas de conscience du professeur, de l’avocat, de l’instituteur, du magistrat. Il ne pouvait donc s’agir ici de souvenirs personnels ; il fallait un travail d’analyse historique et de réflexion. Cependant, l’expérience directe des hommes et des événements acquise par Georges Spillmann au cours d’une carrière consacrée presque entièrement à l’Afrique du Nord lui a fourni, et pour cause, sur le sujet choisi des données particulièrement abondantes et exemplaires.
Dans une certaine mesure, on trouvera donc dans son livre la synthèse des sentiments, des ambitions, et des passions qui agitèrent cette génération d’officiers qui furent les témoins, à la fois, de la fin d’un Empire et du déclin d’une certaine conception de l’armée. ♦