L’Amérique sous les armes
Si la polémologie est l’art de démonter le mécanisme des conflits, Claude Moisy se montre polémologue d’une exceptionnelle clairvoyance en dénonçant l’état d’agressivité dans lequel un complexe militaro-industriel maintient les États-Unis. La dynamique de ce complexe est simple : le danger défini, il faut inventer l’arme ; une fois qu’elle est inventée, il faut la produire et, puisqu’elle est produite, il faut l’utiliser… « L’Amérique sous les armes », ne signifie donc pas qu’elle attend, la carabine aux pieds, le moment de la mettre en joue, mais bien qu’elle est écrasée sous la cuirasse qu’elle s’est forgée face à une menace qu’elle entretient avec soin pour justifier le prix exorbitant de sa sécurité. Or, le prix payé aux industries de guerre s’est avéré être un élément déterminant dans la prospérité du pays. Et Melvin Laird, éminence grise du président Nixon, de donner du complexe cette définition sans équivoque : « L’équipe militaire, industrielle, scientifique et syndicale qui est indispensable au progrès de la nation dans la sécurité ».
Gouvernement dans le gouvernement, le complexe a un chef – celui du département de la Défense –, des ministres – hauts fonctionnaires, présidents de commissions, chefs d’État-Major – un siège qui est le Pentagone dont le budget, 50 milliards de dollars, dépasse la somme de ceux de trois grands pays européens, une diplomatie active, un commerce extérieur florissant, une police, un réseau de renseignements, les moyens de diffusion de sa propagande, etc.
Certes, dira-t-on, mais une politique ne peut être appliquée sans l’aval d’une majorité. Claude Moisy nous dit quels sont les partisans du régime : en somme la quasi-totalité de la Nation. Les industriels au premier chef dont la prospérité est liée à l’existence même du complexe, les parlementaires qui ont le devoir de soutenir les intérêts de leurs électeurs… sans négliger pour autant les leurs, les Universités (la science n’est-elle pas l’auxiliaire de la guerre), les syndicats devant lesquels on brandit l’épouvantail du chômage, les anciens combattants (ils sont 21 millions), la Garde nationale, les villes enfin, que des arsenaux, des garnisons, des entreprises maintiennent en vie.
La puissance du complexe, issue de la Grande Guerre, de la Seconde Guerre mondial et de quelques autres, s’est développée sans autre opposition que celle d’une poignée de vertueux sénateurs jusqu’en 1970 que l’auteur de ce livre appelle « l’année terrible ».
L’enlisement au Vietnam, sans en être la seule cause, a mis en lumière soudain incuries, gaspillages, erreurs, malversations. Et voilà que le congrès s’indigne, que les universités bougent et que le peuple s’émeut. Oh, pas longtemps ! L’on a tôt fait de l’amuser du spectre soviétique et d’un chantage à la récession. Alors on accepte le ruineux système antimissile contre l’abandon des armes chimiques et bactériologiques dont la dissémination dans le monde apparaît vaguement scandaleuse. L’on s’en désengage au Vietnam mais l’on promet secours à la Thaïlande… L’on hésite, l’on atermoie, l’on fait un pas en avant pour un pas en arrière.
Il n’en reste pas moins que la vocation missionnaire des États-Unis chancelle et que le Pentagone est mis en accusation par ceux-là mêmes qui lui ont accordé la plus aveugle confiance. Certes, le complexe militaro-industriel est robuste encore. N’est-il pas inspiré par de nobles sentiments ? N’est-il pas soutenu par d’authentiques patriotes ? Ses exigences sont-elles vraiment illégitimes ? Toutefois, le Congrès est en alerte, il crie « au loup » et une partie de l’opinion publique tend l’oreille. L’acier dont est fait le complexe montre enfin des traces de corrosion.
Quels que soient les sentiments que l’on éprouve à l’égard des États-Unis, de ses armées, de ses choix politiques, on lira ce livre avec passion. Il est une mine de renseignements ; il foisonne de témoignages, de portraits. Son écriture est alerte. L’humour y est noir souvent, féroce parfois. Mais là n’est pas la moindre de ses qualités. ♦