Souvenirs
La publication des Souvenirs de Khrouchtchev constitue incontestablement un événement important. S’en féliciteront non seulement les spécialistes – les kremlinologues comme on a pris l’habitude de les appeler – mais également tous ceux qui aiment découvrir le passé directement dans les documents plutôt qu’à travers l’œuvre des historiens.
Les spécialistes vont pouvoir se livrer à de fructueux recoupements, et à une exégèse minutieuse des aveux – comme des silences et omissions – de l’auteur. Notre connaissance objective des événements de l’ère stalinienne et des années ultérieures s’en trouvera très notablement améliorée. Les amateurs de l’histoire vécue disposeront d’un document humain de tout premier ordre, plein de contradictions, souvent d’une mauvaise foi odieuse, parfois aussi d’une étonnante sérénité. En un mot : l’écho même de la vie tumultueuse et peu édifiante, sauf en de rares occasions, d’un homme d’État ambitieux et sans scrupule, mais profondément patriote et sincèrement convaincu de la justesse de son idéologie politique.
L’authenticité de ce document, quoi qu’on en ait dit, paraît difficilement contestable, comme l’explique d’une façon exhaustive et très convaincante, dans la préface que lui a demandée l’éditeur, un des meilleurs connaisseurs américains du Kremlin et du personnel politique de l’URSS, Edward Crankshaw. Tout au plus peut-on imaginer – mais ceci est une impression personnelle – que l’ouvrage qui nous est présenté n’a pas été entièrement écrit de la main même de Khrouchtchev, qui n’aimait pas prendre la plume, mais qu’il a été en quelque sorte « parlé » par lui, devant des proches ou des amis qui auraient fidèlement enregistré ses paroles. Cette hypothèse s’accorderait bien avec le titre anglais du livre Khrouchtchev remembers (se souvient). Précisons en tout cas qu’il ne s’agit en aucune façon de mémoires, pensées et bâties à loisir, telles qu’en écrivent les hommes d’État occidentaux dans leur retraite. Ce sont bien plutôt des réminiscences d’épisodes isolés, sans lien entre eux, des évocations du passé, et par moments, presque des rêvasseries. C’est ce qui donne au livre cet accent personnel, qui exclut, à notre avis, toute idée de contrefaçon.
On peut regretter que l’éditeur, mais surtout, sans doute, Edward Crankshaw et le traducteur Strobe Talbott, aient cherché à donner à ces récits décousus, certes, mais sans apprêt, un caractère didactique et quelque peu scolaire en effectuant certaines transpositions, en rétablissant l’ordre chronologique, et en reliant les chapitres par des textes explicatifs de leur cru destinés soi-disant à combler des lacunes et à faciliter la compréhension. L’intention est louable, mais les textes de Khrouchtchev n’y gagnent rien, au contraire : ils paraissent moins spontanés.
Une question intéressante et qu’on ne peut s’empêcher de poser est évidemment celle de savoir pourquoi et par qui les feuillets épars qui composaient le manuscrit russe ont été offerts en Occident. Edward Crankshaw estime qu’on ne le saura jamais. Lui-même cependant, et d’autres commentateurs en France et à l’étranger, ont avancé un certain nombre d’hypothèses. L’une d’elles nous paraît assez vraisemblable. On a l’impression qu’avec le recul du temps, Khrouchtchev a été amené à considérer que l’œuvre la plus marquante et la plus importante de sa vie au service de la patrie et de l’idéal communiste a été la « déstalinisation ». Staline apparaît d’ailleurs comme le personnage central de l’ouvrage. Sa personnalité, son caractère et ses méthodes de gouvernement y sont dénoncés avec virulence et acharnement presque à chaque page. Or, on assiste actuellement à des tentatives, certes sporadiques, mais qui donnent parfois l’impression d’être concertées, de réhabilitation du stalinisme. Si elles devaient réussir, non seulement « l’image de marque » de Khrouchtchev en serait ternie, ce qui ne serait après tout ennuyeux que pour lui, mais encore l’orientation même du régime actuel pourrait changer, ce qui serait difficilement supportable pour différents milieux soviétiques influents qui jouent la libéralisation. Il n’est pas exclu que, dans ce contexte, certaines personnes aient pu estimer utile de porter les données du débat à la connaissance de l’opinion mondiale.
Venons-en maintenant au contenu proprement dit de l’ouvrage.
Nous n’insisterons pas sur le personnage de Khrouchtchev tel qu’on peut essayer de le reconstituer à travers ses Souvenirs. Ce ne sont pas des anecdotes, aussi pittoresques soient-elles, qui permettent (comme le faisait récemment remarquer M. André Latreille dans Le Monde à un tout autre propos) de prendre la véritable mesure d’une figure historique et de « trouver la clef d’un caractère ou l’explication d’un grand destin ». Le véritable portrait de Khrouchtchev reste donc à faire, par d’autres méthodes.
Par contre, les Souvenirs éclairent d’une façon nouvelle et souvent inattendue bien des événements et des situations de ces récentes années qui n’ont été connus du public que par bribes ou à travers la lecture des seuls journaux, plus ou moins engagés dans un sens ou dans l’autre.
Et d’abord, l’effroyable et sinistre drame des dernières années de Staline. Certes, le beau livre Vingt lettres à un ami de Svetlana Aleloueva a déjà beaucoup contribué à faire connaître la pesante et sinistre ambiance qui régnait autour du dictateur vieillissant. Mais la description de Khrouchtchev est exempte des atténuations que Svetlana – qui, malgré tout, ne pouvait pas ne pas avoir pour son père certaines indulgences – avait apportées à son récit. La ruse machiavélique, la cruauté presque inhumaine, la vulgarité de Staline rassemblant autour de lui au cours d’interminables beuveries ses collègues du Politburo, incompétents pour la plupart, suant de peur, prêts à toutes les lâchetés, se méfiant les uns des autres – tout cela est rassemblé en une série de tableaux inoubliables, saisissants et abjects.
On s’échappe avec soulagement de cette atmosphère irrespirable lorsque Khrouchtchev nous fait participer à certaines de ses activités de « plein air » pendant la guerre par exemple. On ne trouve dans son livre aucun exposé méthodique des événements – d’ailleurs actuellement bien connus en Occident. Il donne néanmoins des appréciations personnelles intéressantes sur la conduite des opérations. On apprend ainsi comment, et surtout pourquoi, Vorochilov fut le principal responsable de l’impréparation russe à la veille des hostilités. On mesure l’extraordinaire degré de centralisation de la conduite de la guerre entre les mains de Staline, une fois qu’il eut surmonté la véritable dépression nerveuse qui le paralysa pendant les premiers mois. Mais surtout, le récit foisonne d’impressions vécues, de traits pris sur le vif, d’anecdotes tristes ou gaies, qui font revivre l’ambiance du champ de bataille depuis la ligne de contact jusque dans les grands arrières.
Ailleurs, Khrouchtchev nous parle de Mao Tsé Toung et du schisme sino-soviétique dont, bien entendu, Mao porterait l’entière responsabilité. De toute évidence, Khrouchtchev n’aime pas Mao qu’il accuse de fourberie, d’égocentrisme et de stupidité politique. La mentalité des Chinois lui paraît d’ailleurs incompréhensible.
Par contre, il manifeste une admiration profonde, et qui paraît totalement sincère, pour Ho Chi Minh, « homme remarquable entre tous ». « J’ai connu beaucoup de gens dans ma carrière, nous confie Khrouchtchev, mais aucun n’a produit sur moi une impression aussi particulière. Les croyants parlent souvent des apôtres. Eh bien ! par sa façon de vivre et par son ascendant sur ses semblables, Ho Chi Minh était exactement comparable à ces saints apôtres. Un apôtre de la Révolution… Ho Chi Minh fut réellement l’un des saints du communisme. »
D’après Khrouchtchev, l’aide de la Chine au Viet-Minh a toujours été plus verbale que concrète. Pour illustrer ses dires, il raconte, entre autres, l’anecdote suivante. Au cours de la réunion préparatoire à la conférence de Genève de 1954 tenue à Moscou, Ho Chi Minh confia à Chou En Laï que la situation au Vietnam était désespérée et lui demanda des troupes. Chou En Laï estima « qu’il était parfaitement impossible d’accéder à cette demande du camarade Ho Chi Minh ». C’est sur les instances de Khrouchtchev qu’il accepta, pour ne pas décourager les Vietnamiens, de différer son refus, cependant fermement décidé. « Puis le miracle eut lieu. Au moment où les délégations arrivaient à Genève, les résistants vietnamiens remportaient une grande victoire en s’emparant de la place forte de Dien Bien Phu ». Malgré cela Khrouchtchev « resta bouche bée de stupéfaction et de plaisir » lorsque Mendes France proposa lui-même de ramener les troupes de son pays en deçà du 17e parallèle. Aujourd’hui encore, Khrouchtchev, contre toute vraisemblance, revendique pour la seule Union soviétique le mérite d’une aide véritable, concrète et efficace, au Vietnam.
Bien d’autres épisodes encore : l’affaire de Cuba, les rapports de l’URSS avec Nasser ou Tito, la répression en Hongrie, etc., retiendront l’attention du lecteur. Il restera souvent, et à juste titre, sceptique, mais rarement indifférent, devant l’interprétation très personnelle que Khrouchtchev donne de ces événements. On ne peut pas toujours en dire autant d’autres écrits en provenance d’au-delà du Rideau de fer.
La traduction française, faite sous la direction de Jacques Michel à partir du texte anglais de Strobe Talbott, et non du manuscrit russe, nous a paru excellente. ♦