Histoire d’une rébellion. Alger : 8 novembre 1942
Dans quelques années les rangs de l’active ne compteront plus d’officiers ayant vécu les événements de novembre 1942 et dont le destin a été changé par le succès du débarquement allié en Afrique du Nord. Le moment est donc bien venu pour le général Mast, qui fut du côté français l’un des principaux acteurs de cette opération, de nous livrer son témoignage : on peut espérer que les passions jadis déchaînées par ces combats seront suffisamment apaisées pour que la vérité se fasse jour sans que personne ne se sente jugé ni condamné pour autant. En tout cas l’auteur s’est acquitté de ce devoir avec une objectivité à laquelle on rendra hommage.
Chef d’état-major de la 19e Région, puis commandant de la Division d’Alger en septembre 1942, le général Mast était aussi le représentant secret du général Giraud, qui venait de réussir une évasion retentissante de la forteresse de Königstein au succès de laquelle l’auteur avait contribué. Il épousait pleinement le dessein du général Giraud de ranger l’Afrique du Nord et son armée dans la lutte aux côtés des Alliés.
Dès son arrivée à Alger, en avril 1942, le général Mast prend contact d’une part avec Robert Murphy, alors Consul des États-Unis et représentant personnel du président Roosevelt, et d’autre part avec Jacques Lemaigre-Dubreuil qui était, dès ce moment, à la tête d’une poignée de civils et d’officiers dans la résistance.
Ce que fut la préparation de l’opération Torch et comment elle se déroula – assez bien dans l’Algérois, plutôt mal en Oranie et au Maroc – on le sait ; le général Mast a le mérite de nous en faire un récit complet et précis, illustré de nombreux croquis utiles à l’historien militaire. Mais l’intérêt de son livre vient aussi de sa réflexion personnelle sur le conflit de devoirs auquel il a été confronté et qui l’a amené finalement à refuser d’obéir à un régime dont la liberté était hypothéquée par l’occupant. Si un tel conflit se résout sans difficulté sur le plan de l’action individuelle, il pose, par contre, un grave problème au chef de rang élevé qui va entraîner dans sa « rébellion » des subordonnés qui font confiance à son autorité et auquel il fera ainsi partager une grave responsabilité. À l’échelon élevé où se situe le général Mast, la règle lui paraît claire : un chef ne doit engager ses subordonnés dans une telle action que s’il a des chances raisonnables de la mener au succès. Il lui faut pour cela intelligence et fermeté de caractère, outre la conviction de servir une cause juste et l’honneur de la Patrie.
Pour le général Mast ce conflit de devoirs se compliquait singulièrement du fait de la situation morale très sensible de l’Armée d’Afrique du Nord, hostile aux Anglais à la suite des actions sanglantes de Mers el Kebir et Diego Suarez, et dont l’amertume s’étendait aux Français libres, officiellement baptisés « dissidents ».
La difficulté provenait également de la naïveté des vues du général Giraud qui prétendait imposer aux Alliés un débarquement simultané en France et en Afrique du Nord dont il aurait lui-même fixé la date au printemps 1943 et qui aurait été conjugué avec un soulèvement général de l’Europe occupée pendant que l’armée d’armistice, se repliant sur la côte méditerranéenne, aurait constitué une tête de pont au profit de ce débarquement. Le général Giraud ne doutait pas que le Maréchal Pétain ne se ralliât finalement à ces vues..! Le général Mast nous dit la déception qu’il éprouva lorsque le général Giraud s’effondra moralement, entre le 8 et le 10 novembre 1942, après avoir perdu l’illusion qu’il avait nourrie jusque-là de prendre le commandement en chef des forces alliées. Il est vrai que jusqu’à son arrivée à Gibraltar les Américains n’avaient pas osé opposer un refus net à sa prétention et le général Giraud n’avait pas compris que les Alliés attendaient seulement de lui le ralliement des populations et de l’Armée d’Afrique du Nord que son passé militaire devait faciliter.
Dernière complication enfin, celle-là du fait des Alliés qui ne voulaient pas mettre en péril le succès de leur opération en en révélant prématurément la date aux résistants français : au rendez-vous clandestin de Cherchell (Algérie) les 20 et 21 octobre, le général Mast pouvait-il imaginer que ses interlocuteurs américains, le général Clark et le colonel Lemnitzer savaient, mais ne pouvaient révéler, que les convois de troupe étaient déjà en route à travers l’Atlantique ? Ce manque de confiance fut à l’origine de la précipitation dans laquelle s’effectuèrent les derniers préparatifs lorsque Robert Murphy révéla, le 28 octobre, la date exacte du débarquement et elle explique en partie les « ratés » qui se produisirent dans l’action du général Béthouart et de Roger Gromand au profit du débarquement au Maroc. On saura gré à l’auteur d’avoir évoqué ce drame avec une sobriété et un ton mesuré qui marquent sa volonté d’être un témoin objectif. Il se contente souvent de laisser parler les faits et ils sont éloquents.
Il est un mérite que l’histoire ne déniera pas au général Mast et à ses compagnons : celui d’avoir épargné des sacrifices humains inutiles et les rancœurs que leur souvenir n’aurait pas manqué de provoquer. ♦