L’héritage de Johnson
Faute de pouvoir se référer à un ensemble de données claires sur l’Amérique, nos compatriotes se rallient facilement aux thèses à la mode ou se laissent guider par des raisons trop souvent subjectives. Quand ils ne sont pas américanophobes de commande, ils sont américanophiles de principe.
Détaché au Pentagone pendant quatre ans, René Laure a senti battre, à une période particulièrement troublée, le pouls de l’Amérique. Ennemi de toute vue partisane et ressentant pleinement la complexité de la réalité américaine – en particulier celle du problème racial –, il a voulu dresser, au moment où le président Johnson s’est effacé de la scène, un inventaire aussi précis que possible des chances et des problèmes de l’Amérique.
L’ancien Président démocrate, à vrai dire, n’est pas au centre de l’étude. Il est trop tôt, en effet, pour que puisse être porté un jugement de valeur sur son œuvre, que d’aucuns estiment brouillonne mais qui laissera néanmoins sa marque sur le plan social. Pour l’auteur, Johnson est bien davantage un point de repère dans une évolution accélérée qu’une victime expiatoire.
Le principal mérite de L’héritage de Johnson est d’offrir au lecteur – par le classement heureux des idées, la clarté du texte et les comparaisons chiffrées – le sens des proportions : non seulement de l’Amérique par rapport au reste du monde, mais aussi de l’importance de chaque facteur dans le développement actuel de cette nation géante « qui a pu, de 1961 à 1969, ajouter chaque année une moite de France à sa puissance ».
De toutes les raisons qui, selon René Laure, expliquent la réussite américaine – la mentalité « pionnier », le sens de l’organisation, la recherche tendue vers le progrès technique, les dimensions du marché –, la moins discutable est cet esprit démocratique et « bon enfant » qui sous-tend toute la société américaine. L’auteur, après nous l’avoir montré à l’œuvre au sein des entreprises, nous apporte la preuve, dans un chapitre fort bien enlevé sur le mode de vie des Américains, qu’il est aussi vivace dans l’intimité du foyer.
Mais il y a l’envers de la médaille : l’urbanisation hâtive et souvent désordonnée, les excroissances inévitables du pouvoir fédéral au détriment des États, la survivance d’un secteur de pauvreté qui défie les règles d’un pays d’abondance, le désarroi d’une fraction de la jeunesse, la montée de la criminalité… et, bien sûr, les limites étroites qu’assigne à la mise en œuvre d’une puissance militaire sans limite la conduite d’une guerre lointaine qui se veut « limitée ».
L’auteur n’a pas la prétention de dénouer pour nous ce nœud de contradictions qu’est l’Amérique 1969, ni d’apporter sa vérité. Il souhaite seulement que l’Amérique, après une période de trop grande exubérance, « retrouve le sens des proportions et des vraies valeurs américaines sans cesser, pour autant, d’apporter au monde ce qui est dans sa vocation et dans son génie ».
Au total, livre excellent et d’une rare objectivité sur une Nation dont on peut penser que le type de civilisation, dans un proche avenir, influencera de plus en plus le nôtre. Le revirement qui est en train de se produire dans l’opinion au bénéfice de l’Amérique n’enlève rien – bien au contraire – à son intérêt car il ne saurait y avoir d’infléchissement durable sans une appréciation exacte de la réalité américaine. ♦