La Russie au tournant de l’histoire
Les mémoires de l’ancien président du Gouvernement provisoire russe ont paru en langue anglaise en 1965. La traduction qui en est donnée en français est élégante et claire ; elle permet au lecteur d’aller aisément jusqu’au bout de cet épais volume.
La première révolution russe a été éclipsée par la seconde d’Octobre 1917 et, avec le recul du temps, la période de huit mois qui les sépare ne paraît plus être qu’un passage entre le régime tsariste et le régime bolchevik ; son histoire est négligée, sinon oubliée. L’ouvrage de Kerensky apportera un complément utile à la compréhension de la suite des événements qui allaient consacrer l’accession au pouvoir des communistes, mais le détail des faits risque fort de ne pas intéresser directement le lecteur français, s’il n’est pas un spécialiste de l’histoire russe contemporaine. En effet, l’auteur est fatalement amené, après avoir évoqué sa jeunesse et ses luttes politiques dans les années d’avant-guerre, à justifier son attitude lorsqu’il fut ministre, puis président du Gouvernement provisoire, ainsi qu’à entrer dans des considérations du moment qui n’ont plus de portée à l’heure actuelle.
La véritable question pourrait être double : la Russie pouvait-elle éviter de tomber sous le pouvoir des extrémistes ? Pouvait-elle continuer la lutte contre l’Allemagne ? À la première question, la réponse pourrait être positive ; mais à la seconde, elle serait assurément négative si l’on en croit le récit fait par Kerensky de la dégradation de la situation morale et matérielle de l’armée russe. Or, les deux questions sont liées de toute évidence : l’impossibilité de continuer la guerre devait, à plus ou moins brève échéance, condamner le gouvernement qui entendait ne pas faire de paix séparée et rester fidèle à ses alliances. La conclusion de l’auteur est évidemment différente.
Signalons, pour la petite histoire, une erreur faite par Kerensky lorsqu’il raconte son bref séjour sur un navire de guerre français à Mourmansk, au moment où il quittait définitivement la Russie. Ce navire n’était pas « le Général Hoche », mais « l’Amiral Aube ».