Les simplifications auxquelles nous sommes trop souvent habitués donnent de l’histoire une image fausse qu’il est bon de redresser. Mais la tâche n’est pas facile pour ceux qui cherchent à faire apparaître la vérité dans une suite d’événements récents que les passions continuent de dépeindre sous de fausses couleurs. Pierre Queuille a fait tout d’abord un considérable travail pour noter et coordonner tous les éléments de ce phénomène complexe qu’est la naissance du Tiers-Monde. Son livre apparaît à la première lecture comme un répertoire, un inventaire, un catalogue dans lequel les chercheurs pourront trouver de nécessaires références ; il est probable que, nulle part ailleurs que dans ce livre, une pareille documentation ne se trouve aussi aisément mise à la disposition du public cultivé.
Mais ce ne serait là qu’un mérite mineur, à tout prendre, si une lecture plus attentive ne permettait de voir naître des faits une explication générale et n’offrait l’occasion de tirer des leçons d’un incontestable intérêt. Il ne saurait être question, dans une courte analyse, de souligner tous les points qui mériteraient de l’être. L’un des plus curieux est celui du traité signé par les Soviétiques et les Britanniques en 1921, au moment où l’URSS naissante devait affronter, à l’intérieur de ses frontières, un problème colonial et le résoudre d’ailleurs suivant des procédés que n’auraient pas désavoués les États les plus colonialistes du folklore que la décolonisation a fait fleurir. Ce traité stipulait que le gouvernement soviétique s’abstiendrait de toute action et de « toute tentative qui aurait pour objet – par des moyens diplomatiques, militaires ou tous autres ou encore par la propagande – d’encourager n’importe quel peuple asiatique à des manifestations quelconques allant contre les intérêts de l’Empire britannique… ceci visant particulièrement l’Inde et l’Afghanistan ». Voici des termes curieux et explicites ; ils méritent d’être médités. C’était, en somme, la mise à l’abri de toute l’Asie britannique contre les entreprises communistes, et par contrecoup, sinon par réciprocité, une sorte de liberté donnée aux Soviets d’agir ailleurs, en Chine, en Indochine, par exemple, mais non à Hong Kong. On voit tout de suite à quelles conclusions on peut aboutir, et quel voile se lève sur certains aspects peu explicites de l’histoire.
Moscou transplantait en Asie et en Afrique ses théories et ses méthodes. On crut longtemps à leur succès, tout au moins à leur menace. De fait – l’histoire des années postérieures à Bandoeng le montre aisément – l’action soviétique se heurta à des nécessités diplomatiques et plus encore à des difficultés considérables qui ralentirent les premiers élans. Le bilan, loin d’être nul, ne fut cependant pas celui auquel on s’attendait. À Bandoeng, les Russes étaient absents et les vedettes furent la Chine et l’Inde, avec l’Insulinde invitante [Ndlr : l’Indonésie].
Aussi peut-on se demander si Bandoeng, que nous avons coutume de considérer comme le symbole de la révolution anticolonialiste et anticapitaliste, ne fut pas davantage la fin de l’ère des espoirs soviétiques dans une révolte communiste du Tiers-Monde.
La lecture du livre de Pierre Queuille donnera ample matière à étude et à réflexion ; le sujet est abordé, « débroussé », mais il est loin d’être épuisé.