La guerre nucléaire. Quatorze essais sur la nouvelle stratégie américaine
Ces quatorze essais ont été publiés dans différentes revues américaines au cours de ces toutes dernières années. Ils ne forment pas une doctrine, mais présentent divers aspects de la pensée stratégique d’outre-Atlantique, telle qu’elle est présentée par des civils, appartenant pour la plupart à la RAND Corporation.
Ces essais ou articles sont généralement longs, et on ne peut dissimuler qu’ils sont, malgré les efforts des traducteurs, souvent indigestes. On pourrait y voir une preuve que les idées qu’ils expriment ne sont pas toujours d’une clarté suffisante ; il semble que le lecteur français se serait trouvé plus à l’aise si les théories qui lui sont présentées avaient été condensées et mises en forme pour être plus facilement assimilables. Le premier essai, dû à Bernard Brodie, et qui sert en quelque sorte d’introduction à l’ouvrage, est par contre remarquablement précis dans le développement de ses arguments.
Il souligne notamment la relative rareté dans la littérature, même spécialisée, d’ouvrages traitant de la stratégie, tant au cours des siècles passés que dans une période moins éloignée, alors que les livres sur l’histoire militaire sont fort nombreux. La forme moderne de la guerre, tant dans son développement mondial que par les armes hautement scientifiques qu’elle utilise, a changé cette situation, et conduit les savants généralement groupés dans les Instituts créés à cette fin, à s’occuper de problèmes loin desquels ils s’étaient généralement tenus jusqu’à présent. Ainsi est née une collaboration intime entre militaires et hommes de science, collaboration fructueuse pour les uns et les autres, parce qu’elle apporte à l’art militaire les méthodes appliquées dans les domaines scientifiques les plus variés. La guerre ainsi comprise devient une branche de l’économie politique, car celle-ci et la stratégie ont des buts communs.
Cette analyse scientifique n’élimine cependant pas le rôle de l’intuition, qui, en la matière comme en toute recherche, a une grande part. Elle se mène suivant les principes généraux de la théorie des jeux, à partir de faisceaux d’hypothèses faites sur l’action ennemie.
En ce qui concerne l’évolution de la stratégie nucléaire américaine depuis 1945, Bernard Brodie estime que sa rapidité a impliqué des attitudes polémiques de la part des tenants des diverses théories ; mais il estime qu’elle peut être divisée en deux grandes phases : celle de la première décennie – soit approximativement au cours des années 45-55 – et celle de la seconde. Au cours de la première décennie, marquée par la puissance nucléaire américaine, la stratégie a envisagé d’abord que l’action nucléaire s’effectuerait par des bombardements sur les industries soviétiques, cependant que des forces classiques s’opposeraient aux forces russes et satellites. La guerre de Corée sembla prouver que les États-Unis n’oseraient pas se livrer à de pareils bombardements. Aussi, la puissance nucléaire soviétique commençant à apparaître, insista-t-on sur les « représailles massives », pour prouver notamment que ce qui venait de se produire en Extrême-Orient ne se reproduirait pas en Europe. Ce fut l’époque du triomphe du bombardement stratégique au détriment des forces de terre et de mer.
Lorsque le monopole nucléaire américain disparut, vers 1955, le risque d’une guerre générale devint trop évident pour que les esprits n’essaient pas de redonner à la guerre limitée un regain d’actualité. Le président Kennedy fit triompher les thèses nouvelles, en adoptant celle de la « riposte contrôlée », la fameuse « flexible response ». Le contrôle de la riposte suppose que celui-ci est détenu par une seule autorité ; d’où l’opposition à la dissémination des armements nucléaires, et notamment à la constitution par la France d’une force de frappe, dont l’utilisation risquerait, dit l’auteur, de troubler le jeu subtil des opérations de bombardements nucléaires.
Les essais suivants développent les points que nous avons tenté de résumer, fourmillent en aperçus intéressants sur les conséquences de l’utilisation éventuelle de l’arme nucléaire ou de sa seule menace, donnent des indications sur les incidents récents de la vie internationale, notamment sur l’affaire de Cuba.
C’est un livre à lire lentement, dans le calme et la plume à la main. Mais le sujet vaut bien la peine d’un effort de la part du lecteur. ♦