Dissuasion et stratégie
Dans un article récemment paru dans le numéro de décembre 1964 de la Revue Défense Nationale, le général Beaufre a donné l’essence de ses réflexions sur le sujet de ce livre. Celui-ci contient cependant des développements dont il paraît utile de donner un résumé, car ils forment une théorie de la guerre nucléaire, ou tout au moins une solide introduction à ce que pourrait être semblable théorie.
Partant d’une étude analytique des lois de la dissuasion, l’auteur en déduit les conséquences sur la forme des conflits à l’ère nucléaire, et par suite sur l’organisation militaire qu’il faudrait adopter pour être en mesure d’y faire face ; allant plus loin, il esquisse ce que pourraient être les buts d’une stratégie mondiale, tenant compte des transformations profondes qu’entraîne l’existence des armements nucléaires.
La dissuasion peut être offensive, défensive, directe, indirecte, totale ou limitée. Elle s’exerce à différents « niveaux », que l’on peut ramener à trois : ceux de la « paix complète », de la « guerre froide » et de « l’emploi des armes », celles-ci pouvant être nucléaires ou seulement classiques. À chacun de ces niveaux, correspondent des lois différentes du jeu de la dissuasion, qui sont par suite nombreuses et complexes.
Lorsque deux puissances nucléaires se trouvent seules en présence, la dissuasion bilatérale peut être « absolument stable » (si, quels que soient les enjeux, les deux adversaires estiment que les risques courus par l’échange nucléaire sont inacceptables) « absolument instable » (si chacun des deux adversaires pense, en tirant le premier, annihiler toute riposte) ; « de supériorité absolue » (si l’un ou l’autre des adversaires, en tirant le premier, évite la riposte). Les situations instables correspondent à des risques très faibles de riposte ; aussi la dissuasion ne joue-t-elle en général que dans le cas de stabilité.
Or, qu’est-ce que la stabilité nucléaire ? Ce n’est pas une égalité de forces, car le « pouvoir égalisateur de l’atome » donne à un adversaire plus faible des moyens de riposte suffisants pour lui conférer une « capacité de dissuasion défensive directe » qui peut équilibrer une « capacité de dissuasion offensive », laquelle, indirectement, assure une sécurité contre toute attaque nucléaire. Dans ces conditions, la « première frappe » ne devient plausible que si elle est rendue « rationnelle » (ce qui suppose que la riposte adverse sera réduite à un taux acceptable, condition assurée soit par une capacité offensive « anti-force » considérable, soit par un système très efficace d’interception des armes nucléaires), ou par l’annonce ouverte de l’emploi des armes nucléaires, ce qui intimidera l’adversaire, tout en restant « irrationnel » ; ou enfin si l’on peut « rendre plus rationnelle une décision irrationnelle », en limitant la première frappe à un « coup de semonce », éventuellement accompagné d’emploi tactique d’armes atomiques ; à partir de ce coup de semonce, l’emploi des armes nucléaires ne s’élèvera que progressivement jusqu’à l’apocalypse de l’action « anti-cités ». (Cette dernière hypothèse étant celle retenue actuellement par le Secrétaire d’État à la Défense aux États-Unis).
La clé de voûte de la dissuasion nucléaire est donc la capacité « anti-force », celle qui permet de réduire ou même d’annihiler la riposte. Il n’existe aucune dissuasion réelle autre que nucléaire. Celle-ci se traduit par une « manœuvre stratégique » propre, dont le postulat doit être le refus de l’emploi de l’armement nucléaire, bien qu’aucune solution dogmatique ne réponde actuellement à cette exigence. La guerre froide échappe pratiquement à la dissuasion nucléaire bilatérale.
Si un troisième partenaire nucléaire apparaît, il est plus ou moins étroitement allié à l’un des deux autres. Si son allié est le plus fort, il considérera comme vitaux, au même titre que les siens, les intérêts du troisième partenaire ; s’il est plus faible, l’adversaire pourra attaquer ses deux ennemis, et tout se passera donc comme si leurs intérêts se trouvaient confondus. Mais si deux puissances nucléaires principales se trouvent à égalité, l’intervention de l’allié fort au profit du troisième partenaire dépendra de la nature de leur alliance ; si celle-ci est étroite, l’équilibre restera maintenu ; si elle l’est moins, l’intervention de l’allié fort ne sera qu’éventuelle et ne se produira que pour dénouer une crise survenant entre le troisième partenaire et l’adversaire commun ; enfin, si elle est assez lâche pour être rompue par les circonstances du moment, l’intervention de l’allié fort ne deviendra probable que dans le cas où le troisième partenaire pourra offrir une résistance durable avec ses seuls moyens (ce qui suppose en particulier qu’il disposera de forces tactiques nucléaires).
De toute façon, l’existence du troisième partenaire limite la liberté d’action des deux autres ; elle est un facteur de dissuasion, puisque la décision « nucléaire » a trois pôles, et non plus seulement deux.
Il ne faudrait pas cependant conclure que la dissuasion est d’autant plus grande que le nombre des pôles est plus élevé. Il faut limiter aux seuls pays capables de juger des conséquences de l’emploi des armes nucléaires la « prolifération » de celles-ci, pour ne pas courir le risque d’utilisation pour des enjeux dérisoires.
Cette analyse étant ainsi menée à son terme, l’auteur en mesure les conséquences. Il fait d’abord une distinction entre les conflits « praticables », qui n’utilisent pas les armements nucléaires (guerre froide sans ou avec guérilla, demi-chaude, classique) et les conflits qu’il faut préparer pour qu’ils « n’aient absolument pas lieu » : guerre générale (avec emploi brutal, « spasmodique », de tout l’appareil nucléaire dès le début des opérations, ou avec « emploi sélectif », ou sous forme progressive) ; guerres locales intenses, géographiquement limitées mais comportant obligatoirement des « sanctuaires » qui échapperont aux effets de la guerre ; « guerre nucléaire sublimitée », avec emploi restreint d’armes nucléaires, soit sous forme de coups de semonce, soit sous forme d’actions tactiques limitées à des buts précis.
Si les feux nucléaires sont intenses, le rôle des forces armées ne peut être que d’aider aux mesures de protection et de survie. S’ils sont sélectifs, ils supposent l’existence d’un système de commandement et de transmissions d’un coût tellement élevé qu’il ne peut être mis sur pied que par de très grands États ; s’ils sont très limités, grande est la difficulté de choisir leurs lieux et moments d’application ; enfin, s’ils ne figurent qu’à titre de menace dans les opérations, ils entraînent cependant des moyens d’emploi et contraignent à des dispositifs appropriés. La limitation géographique éventuelle de la guerre rend possible une intervention extérieure, et supprime pratiquement toute permanence d’une supériorité aérienne et nucléaire. Mais, point plus frappant, alors que l’on envisage généralement qu’une guerre nucléaire ne peut être que courte, il convient au contraire de prévoir qu’elle pourrait être longue, ce qui d’ailleurs renforcerait l’effet de dissuasion.
Il convient donc de préparer toutes les formes possibles de guerre nucléaire, par emploi massif ou limité des armements, et dans toutes les hypothèses de déroulement aérien, aéronaval et aéroterrestre depuis la simple menace de l’emploi des armes nucléaires jusqu’à leur utilisation « spasmodique », en passant par « l’emploi sublimité » et par « l’emploi contrôlé ». On voit que, suivant les hypothèses, la guerre nucléaire débouche sur la destruction poussée à un point tel qu’il est futile de parler de manœuvres militaires, ou sur une « dissuasion complémentaire » qui pourrait faire cesser des combats commencés, ou sur un effondrement tactique de l’un des partis, ou enfin sur une guérilla prolongée.
Pour faire face à ces différentes éventualités, un pays doit disposer d’un système militaire « adaptable », basé sur les constantes des missions des forces armées : empêcher la guerre, appuyer la politique nationale par des actions de stratégie indirecte, gagner la guerre. L’auteur estime qu’à cette fin il est nécessaire d’avoir des forces de trois niveaux : la force nucléaire, correspondant essentiellement à l’emploi « spasmodique », le corps de bataille assurant la couverture et le combat, capable de mener les opérations tactiques nucléaires, une armée nationale, organisée sous forme de milice inspirée du système helvétique, qui serait apte à faire face à toutes les situations imprévues.
En conclusion, le général Beaufre insiste surtout sur les grandes incertitudes touchant la forme des conflits, la priorité absolue de la dissuasion, l’actualité plus grande que jamais de la notion de défense nationale qui, loin de s’atténuer dans la guerre nucléaire, se renforce singulièrement, et la nécessité d’une armée nationale, complétant les forces de métier ou d’active, et aussi indispensable qu’elles dans une guerre où les effectifs importants conserveront leur valeur.
Nous insisterons moins sur le dernier chapitre de cet ouvrage, qui traite des perspectives ouvertes à la stratégie directe et indirecte, celle-là aboutissant à une neutralisation réciproque des Grandes Puissances dans les zones-clés du monde, celle-ci jouissant d’une grande liberté d’action dont profitent actuellement le bloc communiste et les pays du Tiers-Monde.
Ouvrage dense, on le voit, dont les idées ne peuvent laisser indifférent le lecteur qui sera sans doute impressionné par la logique du raisonnement et sa grande clarté, qui n’excluent pas une grande subtilité. ♦