De l’Oural à l’Atlantique, le bond russe en Afrique
Les dix-sept chapitres de ce livre peuvent se grouper en deux parties très inégales : les quinze premiers traitent de l’histoire de la pénétration russe dans le Proche-Orient ; les deux derniers exposent les opinions de l’auteur sur les raisons de la politique actuelle du Kremlin et sur ses probables développements dans un avenir prochain.
Édouard Sablier, par sa connaissance du Proche-Orient, était parfaitement qualifié pour en retracer l’histoire, et pour guider le lecteur dans les méandres compliqués des rivalités locales et internationales dont cette région du monde a été et continue d’être le théâtre. La forme narrative adoptée par l’auteur, qui n’hésite pas à raconter ses propres souvenirs, présente un agrément certain ; peut-être n’est-elle pas cependant la plus claire pour un lecteur peu familiarisé avec les questions traitées, car les grandes lignes risquent d’échapper lorsqu’elles sont masquées par de trop nombreux détails. Il faut retenir surtout de cette partie historique les méthodes employées par les Russes pour pénétrer dans un monde tenu par l’Occident et profiter des fautes accumulées par les puissances occidentales. Édouard Sablier fait sienne l’opinion d’un correspondant d’un grand quotidien américain : « Sur tous les points essentiels, la Russie a méthodiquement réalisé, l’un après l’autre, ses objectifs en Orient, grâce à l’ignorance, la médiocrité, l’inconstance permanente et la lâcheté des gouvernements occidentaux », jugement impitoyable, mais qui a une particulière saveur et un relief plus accusé lorsqu’on sait que cette phrase a été écrite en 1883, dans le New York Tribune, par Karl Marx…
Sur l’Afrique (en dehors de l’Égypte), et malgré le titre de son livre, Édouard Sablier ne s’étend guère, sinon pour raconter la brève tentative soviétique d’implantation en Guinée.
Ce qui retiendra davantage le lecteur anxieux d’opinions sur les destinées du monde présent, ce sont les développements consacrés par l’auteur à l’orientation de la politique russe.
La thèse communiste voulait que les pays capitalistes s’effondrent sous les coups de leur prolétariat et de leurs colonies. L’expérience prouve qu’il n’en est rien. L’action dans les pays européens est à repenser, et la décolonisation s’est faite sans entraîner de rupture entre anciens colonisés et colonisateurs. Certes, les hommes au pouvoir dans les nouvelles républiques sont de formation « bourgeoise », et l’équipe de relève a d’autres conceptions sur le monde. Mais, avant qu’elle prenne les guides, l’URSS se trouve confrontée avec des problèmes internes graves : le niveau de vie s’est élevé ; les peuples demandent maintenant à bénéficier du travail accompli depuis quarante ans ; l’URSS est devenue à son tour conservatrice, et les jeunes du Tiers-Monde la considéreront sans doute comme « arrivée » et éloignée de leurs problèmes. Aussi, a-t-elle besoin d’une pause dans ses actions extérieures ; elle aussi, à son tour, « se replie sur l’hexagone » et le Russe commence à trouver que la charge des pays sous-développés est bien lourde. D’autre part, la Chine prend davantage l’allure d’un adversaire que d’une alliée. Enfin, les armements modernes sont tels que les bases et les zones d’influence ont perdu de leur importance. Le Proche-Orient étant débarrassé de l’étroite tutelle des Occidentaux, les musulmans de l’URSS semblant en voie d’absorption, la Russie a besoin de paix à l’ouest et au sud pour se préparer à affronter à l’Est la « nouvelle question d’Orient ». ♦