L’URSS au seuil du communisme ?
L’URSS va-t-elle, comme l’ont annoncé les dirigeants soviétiques, entrer dans une vingtaine d’années dans l’ère communiste ? C’est cette question que le lecteur pourra essayer de résoudre, ou sur laquelle tout au moins, il pourra réfléchir, après avoir lu ce livre.
Il comprend d’une part des textes importants, d’autre part des commentaires. Les textes sont les Statuts et le Programme du Parti communiste de l’Union soviétique, tels qu’ils ont été arrêtés à l’issue du XXIIe Congrès du Parti en octobre 1961. Le premier est relativement court : environ 25 pages du livre ; le second est beaucoup plus long, puisqu’il occupe 140 pages. Les commentaires, au nombre de quatre, portent respectivement sur les Statuts, sur l’ensemble et la portée du Programme, sur ses conceptions fondamentales et enfin sur l’économie soviétique, telle qu’elle apparaît dans ce texte.
La lecture des Statuts donne l’impression d’un véritable règlement militaire : le Parti est l’avant-garde de l’armée prolétarienne ; ceux qui y adhèrent ont donc d’abord des devoirs, et au tout premier rang celui de la discipline absolue, qui n’exclut théoriquement pas la discussion, ensuite des droits. L’organisation est territoriale, conçue comme celle d’une défense en surface, et pyramidale, depuis les « organisations de base » jusqu’aux instances suprêmes, tous les organismes étant collégiaux. Le Parti doit contrôler l’administration, et porter une attention toute spéciale aux forces armées. Dans l’ensemble, cette organisation est connue. Elle s’est transformée cependant depuis le temps de Staline, et les statuts sont moins rigides qu’autrefois.
Pourquoi ? C’est que l’URSS a besoin de ses jeunes qui, représentant l’avenir, doivent trouver dans le Parti l’expression de leurs désirs ; cette jeunesse, plus instruite que celle de la génération précédente, exige, pour lui rester fidèle, plus de souplesse dans son appartenance au parti. Le Parti lui-même peut recruter plus largement à la base, pour distinguer les élites avec plus de discernement et plus de chances de faire sortir de la masse les individualités marquantes. L’appel aux jeunes se manifeste par les pourcentages des délégués de moins de 35 ans qui figuraient au XXIIe Congrès : près du quart, la même proportion que celle des personnes de plus de 50 ans. Le Parti cherche donc à assurer son renouvellement sans crise, de même qu’il tente de s’épurer sans procéder à des épurations violentes ou sanglantes comme le furent celles des années passées.
Cependant, le Parti est très inégalement réparti sur l’ensemble du territoire soviétique. Il est fort surtout dans les villes, et notamment à Moscou qui, en sa qualité de capitale, doit être maintenu à l’abri de toute subversion, dans les centres industriels et dans quelques régions « privilégiées ». En somme, le dispositif du Parti occupe les points sensibles principaux du pays, et se contente ailleurs d’une surveillance ou même d’une présence.
Comptant près de 9 millions de membres dont près de 2 millions de femmes, près d’un million de postulants, et possédant une réserve de jeunes Komsomols de 20 millions de garçons et de filles, le Parti est assez fort pour se tracer un programme ambitieux.
Ce programme est rédigé souvent en des termes prophétiques ; certains alinéas ont des résonances d’Ancien Testament. Le lecteur ne peut pas ne pas être frappé par la répétition des thèmes et le ton de « vérité absolue » d’un texte qui est d’abord une œuvre de propagande.
C’est le troisième programme du Parti, le premier datait de 1908 et se fixait comme objectif la disparition du régime tsariste ; le second, en 1919, était un plan de construction socialiste, suivant le principe : « à chacun suivant ses capacités ». Le nouveau programme, qui élabore le régime communiste, repose sur le principe : « à chacun suivant ses besoins ». Dans un avenir de bonheur, il envisage la disparition de l’État, devenu inutile puisque les citoyens seront des êtres parfaitement conscients et parfaitement capables des restrictions qu’ils devront volontairement apporter à l’exercice de leur totale liberté, pour assurer une vie commune harmonieuse. Les moyens de production cesseront complètement d’être propriété individuelle. Ce programme se réalisera en deux phases : la première, de 1961 à 1971, apportera le confort aux habitants de la patrie soviétique ; la seconde, de 1971 à 1980, permettra l’élaboration des grandes lignes de la société communiste, qui sera enfin pleinement organisée dans une phase ultérieure.
La vérité communiste s’exportera d’elle-même dans les autres pays du monde, car « la révolution ne se fait pas sur commande ». Son expansion ne déclenchera pas de guerre, si ce n’est du fait des puissances « impérialistes », car « elle n’est pas liée à la guerre » et elle pourra revêtir diverses formes et admettre de nombreuses étapes. Aussi, dans cette vue, est-il indispensable d’assurer le triomphe de la coexistence pacifique, compétition loyale et sportive entre les pays socialistes et les autres, dont l’issue victorieuse ne fait d’ailleurs aucun doute, puisqu’elle est inscrite dans le développement historique.
Les jeunes communistes seront élevés dans le respect de la morale mais surtout seront entraînés à prendre du monde une vue scientifique et objective, débarrassée des superstitions religieuses. Il naîtra donc une nouvelle culture, basée sur la science, mais dans laquelle les lettres et les arts, inspirés d’une saine compréhension communiste du monde, compléteront et agrémenteront l’existence.
Ce tableau du temps futur, mais prochain, est précédé d’un réquisitoire en règle contre les puissances impérialistes, et suivi des directives à suivre pour atteindre au mieux et au plus tôt l’âge d’or. Celles-ci se résument en quelques mots : soyez obéissants et fidèles au Parti, qui doit devenir de plus en plus fort, prendre de plus en plus d’influence dans la vie collective et remplacer les rouages d’une administration destinée à s’effacer.
La contradiction est formelle entre cette emprise de plus en plus grande du Parti, jugée absolument indispensable à la réussite du programme, et le but même que poursuit celui-ci.
D’autres contradictions ne sont pas moins frappantes. Celle, par exemple, du système d’élection prévu pour les délégués aux différentes instances du Parti. Nul ne pourra être réélu plus de deux fois ; mais si sa personnalité s’impose, il pourra l’être cependant avec l’accord des échelons supérieurs, s’il réunit au moins, non plus la moitié, mais les trois quarts des voix. Système qui pourrait paraître séduisant, mais qui risque fort de conduire à des dictatures locales ou nationales, et de ramener l’URSS au culte de la personnalité, qu’elle veut éviter.
La contradiction relative aux forces armées n’est pas moins flagrante. Celles-ci doivent se renforcer de plus en plus, disposer de moyens de plus en plus modernes, bien que, suivant la conception même de la coexistence pacifique et de l’inéluctabilité du triomphe de la doctrine communiste, les guerres soient inutiles et condamnables. Mais il faut cependant craindre une attaque des puissances impérialistes et être prêt à voler au secours des minorités « opprimées ».
On pourrait facilement, continuer cette énumération. Ainsi, l’âge d’or arrivera, mais à la seule condition d’être précédé d’un âge d’acier. Et comme la date de l’instauration de l’âge d’or n’est pas fixée, la durée de l’âge d’acier ne l’est pas davantage.
Il est sans doute superflu de s’étendre plus longuement sur l’analyse d’un livre qu’il convient de lire attentivement, car il révèle, outre les ambitions russes, maintes difficultés d’ordre interne qui risquent de lézarder l’édifice communiste, et que Statuts et Programme s’efforcent de surmonter. ♦