Le drame indochinois : de Dien-Bien-Phu au pari de Genève
Après le livre du général Navarre Agonie de l’Indochine, une autre personnalité prend la plume pour exposer le déroulement des événements qui ont conduit à Dien Bien Phu et qui ont suivi ce douloureux échec. Président du Conseil au moment où s’engagea cette bataille, M. Laniel explique les raisons pour lesquelles il fut appelé à prendre des décisions, les conditions dans lesquelles s’exerça le haut commandement militaire, et la façon dont son successeur à la Présidence du Conseil termina la guerre d’Indochine sur le fameux « pari de Genève ».
Tous les témoignages doivent être entendus, surtout au moment où les événements s’éloignent et où les opinions peuvent se faire de façon moins partiale et moins partisane que lorsque le drame se déroulait. Il est sans doute encore trop tôt, cependant, pour que le lecteur puisse être d’une totale objectivité ; il jugera suivant les réactions qu’il avait eues il y a bientôt quatre ans, favorables ou défavorables à la thèse qu’il suit en avançant dans sa lecture ; mais il se peut que l’exposé d’un point de vue particulier, surtout lorsqu’il est celui d’un homme qui détenait les plus hautes responsabilités, l’amène à voir les choses suivant une optique différente de celle qu’il avait avant d’ouvrir le livre.
Ce livre est d’une lecture facile ; le style en est clair, les arguments se suivent avec rapidité et s’enchaînent avec logique ; le texte est relativement court. La thèse soutenue est claire.
La politique du Gouvernement était de « mettre un terme à la guerre par une négociation acceptable », et de traiter dans des conditions avantageuses, donc d’obtenir une situation militaire favorable et de donner aux États indochinois une véritable indépendance, depuis trop longtemps retardée. À cette fin, il fallait obtenir une aide américaine accrue, adopter un plan d’opérations qui puisse créer la situation désirée pour entamer les négociations avec l’adversaire, faire renaître la confiance des gouvernements locaux.
Ces trois conditions sont acquises par le Gouvernement français. L’exécution du plan militaire se déroule d’abord favorablement et nous enregistrons toute une suite de succès. Mais le général Navarre, ayant pris, le 20 novembre 1953, la décision d’occuper Dien Bien Phu pour couvrir le Laos, contre une attaque Vietminh, maintient cette décision le 8 décembre, lorsqu’il apprend que tout le corps de bataille adverse se porte vers Dien Bien Phu. Une erreur est commise ; elle sera lourde de conséquences. Pour les réduire, et pour faire tourner quand même le sort des armes à notre avantage, le gouvernement s’emploie activement et efficacement à obtenir une aide américaine effective, une intervention de nos Alliés dans la bataille ; il y réussit presque, mais l’opposition britannique et sans doute des divergences de vues chez les Américains font échouer le projet. D’autre part, le gouvernement entreprend aussi une répression contre le défaitisme, pour épurer l’atmosphère de Paris et y créer l’ambiance nécessaire à un réel effort de guerre.
Quelques semaines après la chute de Dien Bien Phu, le gouvernement tombe à propos de la Communauté européenne de défense (CED). Le successeur de M. Laniel a, sur la politique à suivre, des idées différentes de celles qui ont jusqu’alors inspiré les actes gouvernementaux. C’est le « pari de Genève », l’abandon de toutes les garanties et de tous les avantages qui venaient d’être si péniblement obtenus sur le plan international et sur le plan national. C’est l’armistice signé dans des conditions désavantageuses.
L’auteur porte sur les hommes des jugements nuancés, et sur les faits des jugements plus catégoriques. Son livre est à verser au dossier de la guerre d’Indochine. Les historiens de l’avenir confronteront son témoignage avec ceux des autres acteurs du drame ; le lecteur d’aujourd’hui, en refermant le livre, se sentira sans doute infiniment triste comme on est triste après une défaite qu’aucun argument, si juste soit-il, ne peut transformer en succès. ♦