Les frontières de l’Océan
Les frontières de l’Océan, ce titre inattendu devient parfaitement clair en lisant l’ouvrage, et la nouveauté du sujet le justifie entièrement.
Il ne s’agit pas évidemment des océans eux-mêmes et de leurs abîmes, auxquels les océanographes ont presque exclusivement consacré leurs explorations et les traités où elles ont été exposées. Mais il ne s’agit pas non plus de la seule ligne des côtes, dont l’étude a été jusqu’à présent menée par des terriens, géographes et géologues, utilisant pour leurs besoins les conclusions des océanographes. Entre les grands fonds et les rivages, les continents reposent sur un socle, dont la surface assez uniforme ne s’enfonce pas à plus de 200 mètres, au-dessous du niveau des mers et se termine au large par un rebord toujours net. Le socle, ou le plateau continental comme on l’appelle le plus souvent en français, est d’une largeur variable et il n’existe pas le long de tous les rivages. Bien que recouvert par la mer, il appartient aux continents avec lesquels il a sans doute émergé à plusieurs reprises ; c’est à sa surface d’autre part que se propagent les mouvements de la mer, qui bat les falaises et emporte leurs éboulis, qui étale les sables et les galets sur les plages et sur les grèves. Le socle continental contient les lieux de pêche principaux du monde, et on admet maintenant que, sa structure étant la même que celle des continents, son sous-sol peut receler nombre de richesses exploitables. C’est pourquoi les États-Unis d’Amérique ont récemment déclaré que, le long de leurs côtes, les eaux territoriales s’étendent, non pas jusqu’à la distance de trois milles, mais bien jusqu’au rebord du plateau continental.
Cette marge littorale des mers et des océans, qu’il importe à tant de points de vue de connaître, est encore très imparfaitement explorée et, sauf exceptions très sommairement cartographiées. À plus forte raison est-on réduit à des hypothèses en ce qui concerne l’origine du plateau continental et son évolution.
Toutefois les États-Unis et quelques autres Nations avaient commencé depuis quelques années l’exploration des mers aux abords de leurs rivages, quand la Seconde Guerre mondiale survint. Dès l’invasion de la France, il fallut prévoir et préparer de longue date des débarquements sur les côtes tenues par l’ennemi. Les opérations dites amphibies exécutées par la suite comportèrent l’établissement de « plans de houle » et furent précédées de recherches détaillées sur la nature des fonds et leur modification par la mer. Les travaux ainsi entrepris n’ont pas cessé avec la guerre. M. Jacques Bourcart est un de ceux qui depuis lors leur a consacré la meilleure part de son activité scientifique.
« Le livre que voici », dit-il modestement, « n’a d’autre but : montrer l’ampleur et la variété des problèmes théoriques et pratiques qui se posent sur le littoral et exposer le peu que nous en savons ». Et il ajoute : « il faut donc que les lecteurs soient prévenus du caractère un peu prématuré des explications et des théories qu’ils trouveront dans cet ouvrage. » Bornons-nous à donner comme exemple l’hypothèse d’une flexure limitant les continents vers la mer. L’auteur l’avait émise une première fois quand il étudiait naguère le littoral marocain ; il estime que la « flexure continentale » permettrait de résoudre un certain nombre des problèmes posés par le plateau continental. Les géologues en général n’ont pas admis l’hypothèse en ce qui concerne le Maroc ; seront-ils prêts à admettre aujourd’hui que le jeu de la flexure continentale dans le golfe du Lion pendant l’époque quaternaire ait accompagné une oscillation du niveau des mers de l’ordre de 2 000 mètres, c’est-à-dire dix à vingt fois plus considérable qu’on la suppose ordinairement ?
Il n’en reste pas moins que ce livre engage désormais les études de morphologie littorale dans une voie nouvelle, où elles disposent d’autres méthodes que la simple analyse des formes ; il remet en question plusieurs des processus du modelé côtier ; par-dessus tout, il nous révèle, sous la nappe médiocrement profonde de nos mers bordières, un monde à peu près inconnu et rempli d’énigmes. ♦