Armes nucléaires - Et si elles ne servaient à rien ?
Armes nucléaires - Et si elles ne servaient à rien ?
Depuis quelque temps la dissuasion nucléaire est l’objet d’une remise en question, d’ailleurs trop souvent biaisée dans notre pays. Cependant, un nouveau contexte stratégique, un monde hésitant, incertain, complexe, font que les certitudes deviennent des incertitudes et que le roc qui constitue le socle conceptuel de la dissuasion nucléaire, particulièrement en France, semble se fissurer.
Sensible à l’air du temps et plus encore aux mouvements de fond qui agitent le magma stratégique, et aux craquements qui les accompagnent, la RDN a ainsi consacré un numéro spécial cet été à ce débat (1). Numéro qui a eu un vif succès. L’éditorialiste cite à la fin de son adresse une phrase de Roland Barthes : « Le divorce accablant de la mythologie et de la connaissance ».
Justement avec ce livre de Ward Wilson, publié en France cette année et préfacé par Michel Rocard, nous sommes plongés dans la mythologie. Le propos de l’auteur, chercheur américain au British American Security Information Council (BASIC), est de démontrer que les certitudes qui fondent la dissuasion nucléaire ne sont que des mythes. Il le fait en quittant le climat émotionnel et passionnel qui caractérise ce genre de débat et en adoptant une approche pragmatique et lucide. Cette démonstration est particulièrement passionnante et surtout originale parce qu’elle prend à rebours le débat habituel. Les partisans et adversaires s’opposent en général sur des principes ordinairement admis, par exemple c’est la bombe atomique qui a mis fin à la guerre américano-japonaise, l’auteur, ici, démontre que cela ne s’est pas du tout passé comme ça. Il s’attaque ainsi aux cinq mythes qui, selon lui, constituent les piliers conceptuels de la dissuasion nucléaire. Les cinq piliers du temple bâti par les adorateurs de la bombe. Voyons cela.
Premier mythe : « Hiroshima ». En retraçant d’un point de vue factuel et historique la suite des événements qui ont immédiatement précédé et suivi les bombardements de Hiroshima et Nagasaki, il explique que c’est plutôt l’entrée en guerre de l’armée soviétique qui aura été la véritable raison de la capitulation japonaise et aura ainsi permis aux militaires et aux dirigeants japonais de sauver la face et aussi le régime impérial.
Deuxième mythe : « La révolution de la bombe H ». On retrouve ici le vieux débat, sur l’efficacité du bombardement stratégique pour gagner la guerre, censé avoir été réglé, si l’on peut dire, par la puissance apocalyptique de l’arme atomique. L’auteur soutient que le fait de détenir une capacité de destruction énorme ne suffit pas. Comme il le dit « détruire ne signifie pas vaincre ». Paradoxalement il retourne les arguments des antinucléaires notamment sur le côté « arme absolue » de l’arme nucléaire qui changerait la nature des guerres.
Troisième mythe : « La dissuasion apporte de la stabilité en cas de crise ». En analysant cinq crises majeures, Wilson montre qu’à chaque fois la dissuasion nucléaire a été mise en échec. Elle n’a pas joué son rôle et notamment dans le cas de Cuba elle a failli conduire à une guerre nucléaire. Elle est faillible comme la dissuasion conventionnelle et on ne peut donc lui faire confiance.
Quatrième mythe : « C’est une garantie de sécurité ». Le fait qu’il n’y ait pas eu de conflit majeur prouve que la Bombe garantit notre sécurité. Ce type de raisonnement est le type même de la preuve par défaut. Or, il est difficile d’expliquer pourquoi un événement ne se produit pas ; il faudrait qu’il n’y ait pas d’autres causes pour qu’une telle soit rigoureusement vraie. Il s’agit d’une preuve non fiable alors que la vie de millions de personnes est en jeu. D’une façon plus générale, il est irréaliste de prétendre que la paix est éternelle et plus encore garantie par une bombe. La violence est au cœur de l’homme.
Cinquième mythe : « Il n’y a pas d’alternative ». L’argument très souvent invoqué, « on ne peut pas la désinventer », est vrai mais la bombe n’est qu’un produit technologique comme bien d’autres avant elle, qui ont été abandonnés quand ils ont cessé d’être utiles. C’est un facteur de puissance mais c’est une création artificielle comme l’est la création de monnaie. Les armes nucléaires sont devenues des facteurs de pouvoir. Ce sont des symboles. Puisqu’on l’a, on la garde, mais est-il raisonnable de s’appuyer sur un système extrêmement destructeur, dont l’équilibre est délicat et instable et dont la force n’est peut-être rien d’autre que la perception que l’on en a ?
En conclusion, l’auteur prêche pour une révision radicale de politique de dissuasion et pour une rénovation fondamentale de la pensée stratégique.
Bien sûr il serait tout à fait réducteur de vouloir résumer en quelques phrases l’originalité et la rigueur du raisonnement de l’auteur mais le mérite de ce livre est de montrer que s’il y a des idéalistes pour s’opposer aux armes nucléaires, il y a aussi des pragmatiques qui contestent avec réalisme et lucidité, la fiabilité et la pertinence de ces armes. Enfin, c’est une remise en question rafraîchissante et nécessaire d’une pensée dominante étouffante et sclérosante.
Cependant, pour être complet, il faut ajouter que cet ouvrage a fait l’objet d’une longue chronique de Bruno Tertrais (2), dans laquelle il réfute les arguments de Ward Wilson, à commencer par sa version de la capitulation japonaise. Alors que celle-ci trouve de plus en plus de défenseurs chez les historiens et les experts. D’une façon générale, Bruno Tertrais trouve la démonstration de Wilson peu – c’est un euphémisme – convaincante. À cette critique l’auteur répond (3) que celle-ci n’est pas fondée et que Bruno Tertrais l’a écrite en s’appuyant plutôt sur des croyances et des sentiments que sur des faits. Je laisse au lecteur le soin de juger. ♦
(1) Revue Défense Nationale, Été 2015 : « Le nucléaire militaire - Perspective stratégique ». Dans ce même numéro, cf. l’article de Ward Wilson : « Des idées reçues à propos de la dissuasion nucléaire ».
(2) Survival, revue de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) décembre 2013-janvier 2014, p. 179-190 : « The Four Straw Men of the Apocalypse ».
(3) Survival (Letter to the Editor) : « Debating Nuclear Weapons ».