Débats
• Quand on parle de dissuasion concertée ne raisonnons-nous pas en fonction de nos intentions ? Qu’en pensent nos éventuels partenaires ?
On parle d’objectifs de capacités qu’il faut mettre en relation avec nos moyens économiques et financiers ; fort bien, mais ces objectifs ne sont-ils pas modelés selon ce que nous voudrions que soient les éventuelles menaces à l’horizon 2015 ?
En ce qui concerne le problème de la protection, prend-on bien en compte l’hétérogénéité de la société française, telle que les évolutions démographique, culturelle, voire religieuse, la façonnent ?
Il est vrai que les éventuelles menaces futures ne seront sans doute pas semblables à celles que nous avons connues, vrai aussi que nous disposons d’une force autonome de dissuasion nucléaire contre certaines des formes que pourraient revêtir les nouvelles menaces ; néanmoins, il existe nombre d’hypothèses face auxquelles nous devons faire un effort de prospective. Il faut non seulement recueillir les informations, mais encore se donner les moyens de les traiter, suivre en permanence l’évolution des indices de résurgence de menaces, car si l’on doit prendre des mesures il faut disposer des délais nécessaires.
• Vous avez évoqué certains scénarios qui justifieraient le recours à la force nucléaire. Or, une dissuasion qui pouvait vitrifier toute une population n’est peut-être pas adaptée aux nouvelles menaces qui pèsent sur nous. Ce qui était moralement admissible face à l’Union soviétique et à son projet mondial ne l’est probablement plus quand il s’agit d’un fou mettant la main sur une dizaine d’armes nucléaires. Notre arsenal atomique est l’héritage d’une situation historique ; désormais, on doit se poser la question de savoir s’il est véritablement adapté aux menaces futures. Il est en outre évident que la probabilité d’une menace nucléaire est plus forte s’il y a 20 000 têtes dans des pays dont certains sont instables que s’il y en a une centaine. De ce point de vue, la France a un rôle à jouer en vue de restreindre l’arsenal nucléaire mondial à un niveau raisonnable. Notre posture peut fort bien ne pas être sans influence sur l’attitude que nous essayerions d’imposer aux autres.
• Dans l’analyse du nouveau contexte politico-stratégique, quelle importance a été accordée à la montée de l’intégrisme musulman ? Pour la France quelles sont désormais les priorités, ont-elles été vraiment définies ?
Aux États-Unis, on s’efforce de préparer les capacités militaires futures, et s’est créé un mouvement de réflexion, qu’on connaît sous l’appellation de « révolution dans les affaires militaires » (RMA), l’idée étant que les révolutions techniques dans un certain nombre de domaines liés à l’information vont entraîner un renouvellement des modes de combat dans des conflits de haute intensité, un peu à la manière de ce qui s’est passé entre les années 20 et 40 avec l’introduction du char d’assaut, de l’avion. L’enjeu est réel : il faut arriver à s’adapter, une force professionnelle en serait plus capable que toute autre. Dans le nouveau concept de défense, prend-on ces idées en compte ?
Je ne voudrais pas vous avoir donné l’impression que le schéma que j’ai exposé ou que les idées politiques qui sont affichées dans la planification ou la programmation militaire sont désincarnées. S’il y a une préoccupation fondamentale chez ceux qui ont présidé à la plupart de ces décisions, c’est bien celle concernant le problème humain lié à la modification du modèle d’armée. L’une des raisons pour lesquelles certains programmes d’équipements majeurs ont été retardés dans la programmation n’est pas seulement que nous avions une réduction de quelque 20 milliards par an dans les objectifs financiers par rapport au Livre blanc de 1994, c’est aussi parce qu’il fallait mettre la priorité sur la transformation du « système d’hommes », au moins dans la première programmation. L’enjeu est que nous nous trouvions effectivement en 2002 avec un ensemble de ressources humaines cohérent. À notre mélange culturel concernant les relations armée-nation doit se substituer un nouveau mode de rapports liés à la nation, alors que l’ensemble des forces armées aura été professionnalisé. Tel est le défi majeur de la programmation.
Il ne sert à rien d’avoir des équipements extrêmement perfectionnés si on ne dispose pas d’une structure d’hommes en mesure d’assurer efficacement la défense du pays. Donc, une partie importante des dépenses a été affectée, dans la loi de programmation 1997-2002, précisément à l’évolution des ressources humaines. Les chefs d’état-major des trois armées se consacrent en priorité à cette réalisation, car, à vrai dire, le projet politique est là.
Il ne fait pas de doute que l’adhésion nationale que vous pouviez avoir à un service dans les forces armées à l’époque où les forces soviétiques se trouvaient à 250 kilomètres de nos frontières n’est plus la même désormais. Le fait est que, dans la population française, le projet est parfaitement accepté, car il correspond à une évolution et à une certaine maturité de notre société. Cela ne signifie pas pour autant qu’il y ait indifférence de la nation à l’égard des forces armées professionnalisées. Ce serait faire injure aux militaires professionnels qui vont fournir les cadres de l’armée de demain que leur dire qu’ils représentent moins ou pas la nation par rapport à leurs anciens.
En ce qui concerne les aspects Otan-Europe, il est vrai qu’une partie de la politique française à l’égard de l’Europe est volontariste et qu’elle se trouve souvent en décalage avec les orientations de nos principaux partenaires, parce que ces derniers ont décidé de s’en remettre, pour l’essentiel de leur défense, à la puissance américaine et cela depuis des décennies. C’est la réalité européenne d’aujourd’hui. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas une marge de manœuvre ou un projet politique entre les principaux responsables européens, d’où la possibilité d’une dynamique même si elle paraît bien souvent désespérante en bien des domaines. Il nous a donc fallu prendre acte du fait que nous n’arriverions pas, nous Français, à tirer nos partenaires européens hors de la structure militaire dans laquelle ils ont placé toute leur attention, aussi bien en ce qui concerne les ressources humaines que les forces et les équipements, sans oublier le commandement. Quand on suggère un commandement européen autonome, personne n’en veut, non seulement pour des raisons politiques, mais aussi parce que, de manière fort concrète, leurs officiers d’état-major, leurs qualifications, leur capacité d’accompagnement des structures de commandement sont insérés dans l’Otan. Dès lors, il est impossible de constituer, à l’intérieur de l’Organisation, une entité européenne ou une chaîne de commandement fonctionnant dans une direction européenne. La démarche qui a été engagée, dès 1994, stipulait qu’il fallait qu’il y ait des capacités européennes à l’intérieur de l’Organisation atlantique. Nous en avons tiré toutes les conséquences en 1995.
Nous ne sommes pas dans l’Organisation militaire de l’Alliance : nous participons pleinement au système de décision du Comité militaire et à la réunion des ministres de la Défense. Ce débat n’est pas terminé, et je ne crois pas que la France réintégrera l’Organisation militaire si elle n’a pas l’assurance que l’Identité européenne n’y est pas fermement implantée.
Quand on avance qu’il n’y a pas de notre part de projet politique, ce n’est pas vrai. Il y en a un, précis concernant l’Europe. Quels autres projets politiques peuvent être étudiés ? Le fait qu’on évolue vers un ensemble différemment équilibré entre Européens et Américains en constitue un ; le fait qu’en 1997 va se jouer sur la scène européenne l’extension de l’Organisation atlantique ; une plus grande affirmation de notre politique de défense commune grâce à la Conférence intergouvernementale ; l’adaptation de nos rapports entre alliés européens et la Russie ; et la transformation, à terme, des relations entre la France, les Européens et les États-Unis au sein de l’Alliance atlantique ne constitue pas un projet nul quant à l’organisation de la sécurité européenne.
En ce qui concerne les questions liées au nucléaire, je réaffirme que figurait dans le Livre blanc non pas un scénario au sens strict, puisqu’il présentait six hypothèses d’emploi des forces ; or entre une hypothèse d’emploi et un véritable scénario il y a de la marge. J’ai fait allusion à un scénario face à une menace majeure, je n’ai pas décrit ceux dans lesquels la dissuasion au sens le plus politique du terme pouvait avoir à jouer, c’est-à-dire : de quoi avons-nous à dissuader ? Ce sont les menaces d’emploi d’armes ou de moyens susceptibles d’atteindre le territoire national, ses intérêts vitaux, etc. Ce ne sont pas des scénarios imaginaires. La remontée de la menace majeure me paraît être, non pas de la science-fiction, mais du domaine de l’imaginaire. Quand on voit aujourd’hui l’état de l’armée russe, bien que l’on ne connaisse pas vraiment celui de son armement nucléaire tactique, le risque ne semble guère immédiat. Quant à la nécessité pour la France de prendre la tête d’un mouvement tendant vers des formes d’arsenaux nucléaires beaucoup plus réduits, c’est un objectif auquel nous adhérons tout à fait et nous en discutons fortement avec les Russes, de manière à ramener de plus en plus la dissuasion à un niveau minimal. Cela dit, il faut bien voir que pour la Russie il y a un aspect de statut international, un problème politique grave, car le nucléaire lui assure, seul, la garantie d’être sur un pied d’égalité avec les Américains. C’est donc un facteur d’importance, d’autant que son système de défense classique est de plusieurs dizaines d’années en retard par rapport à celui américain et occidental. Les Russes savent que les atteintes graves qu’ont subies leur système logistique, le commandement, la cohérence de leurs forces, sont telles qu’ils vont mettre très longtemps à s’en remettre et à reconstituer un format d’armée et une capacité opérationnelle venant progressivement au niveau de ceux des Occidentaux. N’affirmons pas que ça ne reviendra pas, ce serait une erreur. La Russie a toujours été une grande nation et on a vu l’armée rouge traverser des périodes infiniment plus graves, notamment dans les années 20 ; mais il n’est pas dit d’avance que cette remontée en puissance du système militaire russe se fasse obligatoirement en opposition avec les pays d’Europe occidentale.
Expliciter les scénarios à l’étude dans de telles conditions reste fort difficile, non seulement parce que les travaux sont encore loin d’être achevés, mais parce qu’il y a, dans le recadrage de notre réflexion, le concept de défense. La doctrine nucléaire et sa théorisation en France ont été hypertrophiées, ce qui nous a donné une capacité de discussion internationale, mais désormais le moment est venu de changer. Avant de rebâtir un ensemble de primats à partir d’analyses des menaces, des évolutions, etc., il faut laisser passer un certain temps de façon à voir clairement comment vont se reconstituer les différents éléments stables d’un environnement stratégique, et à condition que cette stabilité intervienne, ce qui n’est pas certain.
Les nouvelles formes de menaces ? Le terrorisme n’est pas nouveau sur notre territoire, de même que le terrorisme international ; l’intégrisme est une réalité religieuse et sociologique liée à des problèmes de développement et ce n’est pas non plus nouveau ; bien sûr nous le prenons en compte dans notre réflexion, notamment dans le domaine de la sécurité intérieure.
Je voudrais insister sur une question qui m’a été posée : en cas de résurgence d’une menace majeure, ne nous trompons pas, nos réponses seront différentes. Si j’ai une préoccupation à formuler, c’est bien le fait que le décalage technologique entre les Américains et les Européens, Français compris, ne se réduit pas et l’Europe est, au contraire, en train d’accumuler du retard. La divergence entre l’effort de défense américain (et la façon dont il se traduit en technologie et en capacités globales de « jeu » sur la scène militaire ou non militaire) et les capacités européennes s’accroît. S’il y a une véritable inquiétude à avoir, c’est bien là. Donc, les pays européens et singulièrement la France (celle-ci gardant tout de même un certain niveau dans son effort de défense comparativement à la majorité de ses partenaires, et aussi dans sa politique comme dans son opinion publique) doivent tout faire pour éviter que ne se creusent des inégalités, des divergences, qui seraient irréversibles et qui nous rendraient inéluctablement dépendants d’une capacité américaine technique et militaire surpuissante par rapport à la nôtre. Tel est l’enjeu. C’est la raison pour laquelle il ne faut pas se tromper dans les investissements : c’est pourquoi l’armée professionnelle est sans doute une bonne réponse dans la mesure où, de la sorte, on cerne bien les capacités minimales dont nous avons besoin tout en nous permettant d’orienter nos efforts dans le domaine technologique, dans celui de la recherche et dans celui des concepts.
N’envisageons pas de refaire des armées dotées de nombreuses divisions, car ce n’est pas sur ce terrain que se jouera un prochain affrontement : ce sera dans l’information et dans les révolutions que les technologies de l’information vont apporter à nos capacités militaires. Nous prenons cela en compte, notamment dans nos programmes majeurs futurs, et il est clair que si nous ne sommes pas capables d’intégrer cette révolution, dans nos moyens, dans nos équipements ainsi que dans le système de commandement et de décision, nous sommes politiquement morts. Quand le ministre affirme que le renseignement est une des clefs stratégiques de l’avenir, c’est peut-être un slogan, mais cela fait l’unanimité ; encore faudra-t-il être en mesure de le transcrire dans la réalité. Si nous « lâchions » le nucléaire, le renseignement et l’effort sur les capacités de commandement, notre dépendance vis-à-vis des Américains serait certaine.
Si nous maintenons notre capacité nucléaire, instrument essentiel de notre indépendance, si nous savons entraîner notre propre opinion, notre Parlement et nos partenaires européens sur la voie des capacités de renseignement et d’intégration des systèmes de commandement, de contrôle et de communication, et si enfin nous disposons d’éléments de projection de puissance suffisamment modernes et adaptés à l’environnement international, alors nous aurons quelques chances de préserver l’autonomie stratégique qui est le principal legs du général de Gaulle.
• Dans les menaces qui ont été analysées ne figure pas la perte de compétitivité que nous enregistrons dans le domaine de la guerre économique qui sévit actuellement. Il y a un risque de décomposition intérieure et existe une liaison très étroite entre les programmes d’armement avec les nouvelles technologies et la possibilité pour l’industrie civile de réussir dans cette compétition économique.
Dans le cas particulier des réformes qui vont participer à l’ensemble des programmes d’armement européens et français, je crois que ce serait une faute grave que de séparer cette liaison étroite qui peut être établie avec la partie civile des retombées des efforts d’armement, et de ne travailler que dans la seule optique d’une perfection de celui-ci. Une des raisons de la supériorité américaine est leur aptitude en la matière.
Autre remarque : le Premier ministre de Singapour affirme que les Européens vont perdre, car ils ne savent pas traiter le problème de leur environnement ; ils sont gangrenés par des zones de pauvreté et de turbulence à l’Est et au Sud parce qu’ils restent indifférents au sort de ceux qui leur sont les plus proches. « Nous, nous faisons notre richesse grâce à notre capacité de converser, alors que nous sommes dans un océan islamique en plein essor ». Une autre forme de défense serait de donner aux peuples méditerranéens d’une part et à ceux de l’Est d’autre part, des objectifs de développement plus rapides que ceux qu’ils connaissent.
• Pourquoi n’a-t-on rien dit à propos du « sabordage » de l’armement nucléaire tactique français. Pourquoi la France fait-elle l’impasse sur ce potentiel qui avait été voulu par le général de Gaulle et développé depuis lors ? Nous sommes les seuls au monde à avoir abandonné cet armement.
La France n’est pas une puissance asiatique, sa sécurité ne dépend pas seulement de son voisinage immédiat, et le monde va traverser des périodes graves pour nous ; par conséquent, le problème de la défense du pays est aussi de savoir quelle sera notre posture dans l’hypothèse de guerre entre les autres. Nous sommes trop métropolitains, la France a des territoires et des départements outre-mer et il n’a pas été question de la défense à partir de la mer, des airs, car nous restons trop territoriaux. Enfin, le concept de défense peut-il être transféré à l’Europe alors que la particularité de celle-ci est son incapacité de décider quoi que ce soit, son hostilité à notre force de dissuasion et de plus l’absence de stratégie européenne ? Mieux vaudrait un franc dialogue avec les Américains qui, eux, détiennent la puissance, sinon nous nous alignerons sur le système atlantique dont on connaît les dangers.
• Je suis tout à fait d’accord avec ce qui vient d’être dit et je pense qu’un dialogue avec les Américains, s’il avait été conduit avec sagesse et intelligence, aurait été plus utile que de tenter d’avoir l’appui des Allemands ou des Anglais. La fragilité de l’Europe vient de ce que les puissances qui la composent ont retrouvé leur indépendance car elles ne sont plus unies face à un danger commun. On parle toujours du pôle franco-allemand, mais dès lors qu’aucune menace ne soude nos intérêts, nous devenons rivaux et concurrents tout autant qu’alliés. L’Europe entretient en elle-même ses propres causes de dissolution et c’est pourquoi il n’y a pas de politique européenne.
• Vous avez bien décrit le contexte qui rend difficile la définition d’une véritable stratégie du futur : ignorance de la menace à long terme ; contrainte budgétaire ; accélération de l’évolution technique. On renonce à poser la question de l’ennemi car on ne sait rien, et on cherche à se doter d’une capacité à livrer des combats à haute intensité selon les modes possibles du futur, et à cet effet une armée professionnelle est mieux adaptée. Comment faire en sorte que nous soyons en mesure de réussir ce changement ? Aux États-Unis un document a été établi comme directive, ne pourrions-nous pas produire une pièce similaire ? Enfin, comment adapter les évolutions techniques ?
Les Américains font des plans technologiques à long terme, on les a suivis : ils essaient d’envisager les capacités militaires visées à long terme, ils en déduisent les concepts opérationnels et les techniques sur lesquelles il convient d’appliquer les efforts. De même, comment favoriser l’insertion des nouvelles technologies sous forme de nouveaux systèmes ?
J’ai appris que les États-Unis recherchent tous les systèmes de commandement et en ont acquis le monopole ; j’ai appris aussi que sans ces systèmes de commandement, il n’y a pas moyen de disposer d’une quelconque autonomie. Or l’acte de Nuremberg, contresigné par Kohl et Chirac, porte expressément l’acceptation par les deux parties du principe de non-duplication avec les moyens de l’Alliance. Ainsi se prive-t-on de toute autonomie.
• L’exposé de l’ingénieur général est apocalyptique : quand vous parlez de la « révolution dans les affaires militaires » (RMA), vous la définissez comme la chaîne évolution technologique-organisation des forces-concepts d’emploi. Je constate que l’évolution technologique est en premier ; et pour quoi faire ? Est-ce pour dominer la technologie adverse ou pour conduire un État à fléchir, ou encore, de façon plus classique, obliger une population, un peuple à se soumettre ? Car derrière ces constructions militaires que nous essayons de mettre en œuvre, il y a des hommes. Ainsi, quand on nous parle d’information, elle porte sur quoi ? Sur les technologies de l’adversaire, c’est un peu court, et on a vu en Somalie ce qu’a pu donner le manque d’information sur le milieu humain. Il y a dans la bibliothèque de l’École de guerre un ouvrage de 1913 intitulé : La guerre n’est pas une industrie. Concevoir un système militaire comme une entreprise, ce n’est ni exaltant ni rassurant, c’est même dangereux. On ne meurt pas pour une entreprise, on meurt pour une cause qui donne sens à la vie. Cela m’amène à la hiérarchie de puissance dont on a parlé ce matin : c’est un problème aussi actuel qu’important. Il n’est pas dit qu’à l’avenir elle dérive de la puissance économique ; il n’est pas dit non plus qu’elle doive être basée sur les capacités technico-militaires. Je crois que la hiérarchie de puissance future réside plutôt dans la capacité de sauver l’humain sur Terre.
J’ai découvert la RMA aux États-Unis après avoir été entraîné dans une discussion sur le point de savoir si, à long terme, l’effort militaire américain pouvait être rattrapé par l’effort chinois. J’ai plongé dans la RMA et j’en ai retiré deux impressions : d’une part que ce n’est pas un jeu de l’esprit aux États-Unis, c’est une méthode de raisonnement et une matière enseignée ; d’autre part, il apparaît que le concept futur n’est pas tout à fait figé. Les Américains voient cela dans une perspective historique : il y a eu une révolution dans les affaires militaires à l’époque napoléonienne avec la guerre de marche ; dans la guerre de Sécession avec l’emploi des chemins de fer ; lors des deux guerres mondiales avec le char, l’avion. Aujourd’hui, ils considèrent qu’ils sont devant une perspective d’explosion des techniques de l’information et que cela annonce une nouvelle révolution militaire. Reste à savoir quels concepts d’emploi vont pouvoir fertiliser tout cela.
• L’innovation technologique, la réorganisation des forces et le concept d’emploi conduisent tout de même à se poser la question de la forme de la guerre, la morphologie du système. Quel genre de guerre est appelé par cette conception RMA ?
Nous sommes inondés d’informations, ce ne sont pas elles qui font défaut mais la façon de les traiter. Avec quatre mots-clés vous obtenez quatre mille réponses.
L’idée que la Chine pourrait rejoindre à terme les Américains me rappelle un article de fiction où un personnage à nom asiatique raconte comment un État d’Asie a vaincu les Américains, mais l’essentiel de cette fiction est ceci : cette victoire est obtenue par l’informatique, car ce petit pays a su pénétrer le réseau d’information américain et influencer ceux qui régissent les centrales nucléaires, les circuits monétaires, les systèmes aériens, etc., et sans que jamais le géant américain sache d’où venait la menace ni comment la parer. C’est une fiction mais elle éveille notre réflexion, car elle définit les nouveaux risques.
Que l’armée ne soit pas une entreprise, certes, et lorsqu’une entreprise a un projet directeur elle a assez rapidement, par le marché, une réponse sur la validité du projet en question. Du point de vue militaire, il n’en va pas de même de sorte que la vérification n’est pas évidente. Il est vrai que dans les armées nous sommes pris par le court terme et il serait bon que nous ayons une sorte de projet directeur qui permettrait d’orienter la réflexion et les actions pour préparer l’avenir. J’espère que nous y parviendrons.
Je n’ai pas une conception linéaire des choses : technologie en premier, concept d’emploi en second, réalisation en troisième. Mon idée n’est pas cela : je définis un « trépied ». Il est vrai que les concepts de RMA, de guerre technologique ou de l’information ne concernent que les conflits de haut niveau, mais pour ceux de faible intensité ces concepts sont moins opératoires : il faut donc distinguer entre les conflits classiques, qui seront de moins en moins nombreux, et ceux que nous connaissons en ce moment.
Traditionnellement, quand on réfléchissait à l’organisation des armées et aux moyens à mettre en œuvre, on partait des menaces pour définir les fonctions militaires qu’il fallait assurer ; ensuite, on mettait en place des capacités. Or ce genre de raisonnement n’est plus de mise car on ne connaît plus les menaces, donc on apprécie difficilement les fonctions militaires. À l’avenir, il conviendra de raisonner sur les capacités pouvant répondre aux éventuelles menaces, lesquelles ne sont pas connues maintenant.
• Il y aurait empêchement dans l’établissement d’une défense européenne par le fait qu’il n’y a pas de nation européenne : ne serait-ce pas en renforçant les facteurs particuliers de chacune des nations et en les rendant complémentaires qu’on pourrait construire cette défense ?
Je n’ai pas dit qu’il fallait que les États nations disparaissent. L’Europe doit être une fédération de ceux-ci, tout au moins dans le domaine de la défense. Cependant, aujourd’hui, un Danois ne mourra pas pour un Sicilien.
À la direction de la DGA se trouvent les architectes des systèmes de forces qui ont en face d’eux les officiers des concepts opérationnels ; il est prévu qu’ils aient ensemble un plan prospectif à trente ans qui pourrait être l’équivalent du projet d’entreprise que M. de Saint Germain évoquait. En outre, quelles seraient les conséquences, aussi bien en hommes qu’en crédits, d’un retour de la France dans l’Otan ? Et quel serait l’impact sur les états-majors français ?
Il y aurait cinq cents officiers à mettre à la disposition de l’Otan. Sur le budget infrastructure la France paie aujourd’hui 13 %, et rien pour les états-majors du fait qu’elle n’y est pas, mais cela reviendrait à verser 16 % du budget de ceux-ci, qui s’élève actuellement à 4 milliards.
• Nous ne savons pas exactement quel est l’état de l’opinion et, en 1788, Guibert affirmait que jamais un Marseillais n’irait se battre pour un Strasbourgeois. Les réactions psycho-stratégiques de défense nous restent inconnues. En ce qui concerne l’extension de l’Otan, il conviendrait de se poser quelques questions de simple géostratégie. Avons-nous intérêt à conserver une zone d’États tampons face à la Russie qui restera une grande puissance militaire, selon une diagonale allant du Bosphore au cap Nord, et tout au long de laquelle se parsèment des peuples malheureux ? Effacer cette zone serait intégrer des conflits internes sans compter que cela indisposerait fortement les Russes.
• Il n’existe pas de nation européenne, mais il n’existe pas non plus de « nation Otan » ; or il est irréfutable que cette Organisation est sous la suprématie américaine et que les intérêts des Américains ne sont pas fatalement ceux des Européens. À preuve les libellés des traités de Washington et de Bruxelles : ce dernier implique l’automaticité, ce qui n’est pas le cas du premier. Quant à l’élargissement de l’Otan, il s’agit de l’intérêt des Américains à agrandir leur sphère d’influence.
Dans l’Otan, il y a les clients et ceux qui paient ; si l’Organisation disparaissait, il n’y aurait plus d’armée de terre britannique. C’est vrai qu’au sein de l’Otan prévalent les intérêts américains, mais si vous êtes dans la place, lorsque vous rédigez les concepts, les Américains ne font pas ce qu’ils veulent. Le chef de l’état-major international, qui est aujourd’hui un Hollandais, a neuf collaborateurs directs parmi lesquels quatre Anglais qui rédigent à côté de lui, et c’est cela être dans l’Otan ; cela permet que les besoins militaires de la France ou des autres pays soient pris en compte. Plus vous disposez de personnes qui rédigent les concepts, qui opèrent les choix budgétaires, plus vous faites valoir votre intérêt. Aujourd’hui nous avons envoyé 3 officiers, pour faire un geste, immergés parmi 350 autres : c’est comme si nous n’avions rien fait. Pour contrer les intérêts américains au sein de l’Alliance, il faut s’y présenter en force. ♦