Les débats
Un sujet aussi vaste ne pouvait manquer de soulever un nombre considérable de questions et de remarques qui ont été, en fait, limitées par le temps disponible dans le programme de la journée d’études. Questions, commentaires et réponses ne pourront donc que poursuivre la réflexion ouverte par les exposés, sans pouvoir épuiser une matière extrêmement riche.
L’ensemble des débats a pu être articulé selon cinq grands thèmes :
– Nationalités et dissidents.
– Satellites.
– Problèmes économiques.
– Problèmes militaires.
– Évolution du pouvoir politique.
Comme d’habitude, les opinions exprimées dans ces débats n’engagent que ceux qui les ont exprimées. Il n’a pas été répondu à toutes les questions et remarques, et on a donc préféré relever toutes ces dernières, même si elles n’ont pas trouvé leur contrepartie.
1. - Nationalités et dissidents
A. - Questions et commentaires
• Zinoviev a écrit : « Il est naïf d’espérer que la croissance démographique dans les républiques musulmanes soviétiques puisse changer sensiblement la situation dans le pays. Dans ces régions, l’Islam n’a pas beaucoup plus de possibilités dans la conquête des hommes que la religion orthodoxe en Russie ». Zinoviev ajoute ailleurs : « Ceux qui estiment que les conflits entre nationalités pourraient marquer la fin de l’URSS ne comprennent absolument rien à la situation de fait de l’Union soviétique en ce domaine ».
• Parmi les facteurs d’agitation qu’on décèle en Yougoslavie, trouve-t-on le facteur islamique ? Parmi les huit communautés yougoslaves, la République de Bosnie est musulmane.
• L’acceptation, par les Soviétiques, d’une certaine dissidence ou de l’émigration d’un certain nombre de Juifs est-elle le signe d’une certaine évolution ou le paiement « cash » de tous les avantages accordés depuis un certain temps par l’Occident ?
B. - Réponses
• Si le facteur islamique avait joué un rôle dans le désordre de Kosovo, celui-ci n’aurait sans doute pas eu lieu. On a vu, en effet, la population musulmane de Kosovo manifester sa sympathie pour l’Albanie, pays où l’Islam est interdit, où l’on a fermé toutes les mosquées, et où la situation sociale est bien pire qu’en Yougoslavie.
• Nous faisons de Zinoviev le meilleur porte-parole des dissidents alors qu’il n’en est qu’un parmi beaucoup d’autres. Zinoviev a cependant raison sur un point de son analyse : il existe un certain consensus dans la société soviétique, et celle-ci ne marche pas seulement à coups de trique. Elle fonctionne parce que le système politique lui fournit des éléments de satisfaction parmi lesquels le laxisme et la médiocrité.
Zinoviev évacue le problème national parce qu’il est très douloureux et qu’il rejoint d’autres clivages qui existent dans notre monde, entre peuples industrialisés et pays en voie de développement, entre le sentiment de domination et celui de subordination. Actuellement, l’Islam nourrit un clivage : l’idée d’être dominé. Il est probable que l’Islam n’est pas une idéologie capable de conquérir les hommes, c’est un remarquable instrument non pas dans une lutte d’idées mais comme instrument de pouvoir.
Le problème national est un problème de pouvoir. Il s’agit de savoir où se trouve le pouvoir en Union soviétique. Il existe un système unificateur qui est le Parti, ainsi que toutes les structures qui tiennent le système soviétique. Dans ce cadre multiethnique, le système admet des différences, même dans le parti, puisqu’il y a des cadres nationaux et des structures nationales. On aboutit ainsi à des situations curieuses où il peut y avoir tentation d’intervention de la part des militaires, en raison des crises qui découlent de ce problème de pouvoir. Le parti unifie tout mais il est mis en échec à la périphérie par les cadres qu’il a mis en place. Dans un conflit de pouvoirs, ils se donnent en effet du poids vis-à-vis du Kremlin tout en contrôlant étroitement les manifestations dont ils se font les porte-parole auprès du pouvoir central.
• Les structures de l’appareil de l’Union soviétique sont finalement beaucoup plus compliquées qu’elles ne le paraissent. On rejoint ici le problème de l’armée, car l’armée est la seule structure qui échappe à cette diversité. Elle ne cède rien aux différences organisationnelles de l’appareil. L’armée de l’Union soviétique n’a qu’une seule langue et n’accepte pas les nombreuses nationalités. C’est la seule force qui puisse exercer un effet d’unification et, pour cette raison, on peut être tenté de l’utiliser, mais ce sera un recours difficile. Dans un climat où les difficultés nationales peuvent monter, la tentation d’une force unifiante et totalement indépendante des pressions nationales peut exister. C’est une hypothèse que l’on ne peut pas négliger.
• L’affaire d’Afghanistan a pu peser sur le moral des soldats, mais elle ne peut avoir de répercussion sur le problème des nationalités. Elle est périphérique. Sur le fond, le système soviétique reste identique à lui-même, mais ses méthodes ont changé, et il recherche des procédures plus pacifiques, en particulier par le jeu de l’émigration. M. Brejnev trouve certainement plus confortable d’envoyer les dissidents à l’étranger, quitte à gâcher l’image de l’Union soviétique. Du reste, l’impact de ces témoignages est infiniment moins important qu’il n’a été il y a quelques années. Ce procédé est moins cher pour l’URSS, d’autant que les dirigeants soviétiques apparaissent, de ce fait, plus rassurants, mais les changements de procédure créent sans doute les crises que nous voyons actuellement. La Pologne ne se serait sans doute pas manifestée si les méthodes du système n’avaient pas évolué.
2. - Les satellites
A. - Questions et commentaires
• En dehors du fait qu’il existe deux théâtres de lutte pour le pouvoir et que l’on essaie actuellement d’obtenir des succès sur le théâtre extérieur, la logique veut qu’à chaque période corresponde une direction principale d’effort qui est fixée à chaque congrès du parti communiste de l’Union soviétique. Le dernier congrès a amené un changement en faisant porter l’effort sur l’Asie, en mettant l’Afrique au second plan. C’est à ce moment que, brusquement, surgit l’affaire polonaise, qui prend à revers les dirigeants soviétiques. Il en résulte que cette affaire polonaise est beaucoup plus importante que l’on vient de le dire.
• Le phénomène polonais correspond-il à un pourrissement des structures du Pacte de Varsovie ou peut-il en être à l’origine ?
• Pour l’Union soviétique, la situation de la Pologne, incluse dans le glacis soviétique au lieu d’en être à la périphérie, est un élément de faiblesse. Pour les Soviétiques, la Pologne joue en effet un rôle stratégique considérable, du fait qu’elle assure la continuité de la liaison avec l’Allemagne de l’Est. Le coût d’une intervention directe en Pologne serait celui d’une véritable guerre qui ne manquerait pas de faire intervenir la RDA. Dans cette éventualité, on peut se demander si une des craintes de l’URSS n’est pas, au cas où il y aurait un Nième partage de la Pologne, que ce partage se fasse avec l’Allemagne de l’Est, ce que le Kremlin ne veut certainement pas.
• On peut se demander si, dans une Hongrie plus ou moins préservée des troubles qui ont lieu chez les autres satellites, le Kadarisme ne touche pas à sa fin. En Yougoslavie et en Roumanie, on peut estimer que les facteurs d’instabilité sont dus à la crise polonaise.
Dans cette optique, l’URSS est probablement directement vulnérable à la contagion, en particulier en Ukraine et dans les pays baltes. Les conséquences de la non-intervention de l’URSS en Pologne sont claires pour tout le monde, mais elle s’est engagée dans la lettre au parti communiste polonais, et reculer maintenant serait épouvantable. Historiquement, chaque fois que les Soviétiques sont intervenus, le fondement de leur empire, la force, est mis à nu, mais à moyen terme ils en tirent plutôt des succès. Dans le cas de la Pologne, y aurait-il accélération de la crise de l’empire soviétique ?
• Quelle est l’attitude de l’Occident que les partisans d’une évolution libérale des pays de l’Est souhaiteraient lui voir prendre ? Peut-on la définir actuellement ?
• Au cas où les troupes soviétiques n’interviendraient pas, estime-t-on qu’il pourrait y avoir contagion de la Pologne sur l’Allemagne de l’Est ?
B. – Réponses
Une intervention de la RDA conjointement avec l’URSS est un problème extrêmement délicat pour les Soviétiques eux-mêmes, qui sont les premiers à connaître les sentiments que se portent réciproquement Polonais et Allemands de l’Est. Il est probable qu’une intervention est-allemande en Pologne porterait à son comble l’indignation des Polonais. D’ailleurs, les Allemands de l’Est plaisantent sur ce qui se passe en Pologne. Ils ont une expression qui veut dire le désordre, « le bordel » polonais, et vis-à-vis de ces Polonais qui ne savent pas gérer leur économie, le mépris est très vif. Les Prussiens rouges de la RDA n’ont aucune sympathie vis-à-vis de la Pologne, contrairement à ce qui s’est passé pour la Tchécoslovaquie où, en 1968, les Allemands de l’Est voulaient, eux aussi, signer les pétitions de la population tchécoslovaque.
Pour le Kadarisme en Hongrie, il semble en effet qu’il touche à sa fin, mais il n’y est pas encore. Il est vrai cependant que les événements de la Pologne ont donné lieu, en Hongrie, à des reportages et des interviews de Lech Walesa qui étaient fort objectifs, et on ne s’est pas contenté des dépêches de l’agence Tass. Le gouvernement hongrois ne redoute donc pas la contagion. La Roumanie pourrait être sensible à la contagion, tout comme la Yougoslavie où le facteur principal de déstabilisation est la question nationale.
L’attitude de l’Occident vis-à-vis de la Pologne doit être telle qu’en cas d’intervention soviétique il doit y avoir, en Occident, des hommes d’État qui déclarent qu’il ne s’agit là que d’un accident de parcours. Il ne faut pas rappeler aux Polonais, aux Hongrois ou aux autres habitants des pays satellites, que la fatalité de leur situation géographique est telle qu’il serait plus sage pour eux de se tenir tranquilles. Étant donné que l’on ne fera pas la guerre pour Gdansk, il reste à l’Occident la possibilité de faire payer à l’URSS son intervention sans faire la guerre. Il faudra surtout que les opinions des divers pays occidentaux manifestent leur solidarité à l’égard de la Pologne.
3. - Problèmes économiques
A. - Questions et commentaires
• On a comparé le système économique capitaliste au système économique soviétique ou communiste. On peut penser qu’il y a là une perversion du langage. L’économie socialiste est effectivement construite comme un système, ce n’est pas le cas du système capitaliste. Ceci est fondamental dans le débat idéologique.
• En dehors de tout probable de contagion, n’y a-t-il pas une sorte de fatalité d’explosion sociale qui serait due à une intégration mal dirigée des pays du COMECON (Conseil d’assistance économique mutuelle, CAEM) ?
• L’endettement peut-il être facteur de déstabilisation ?
B. - Réponses
• La notion minimale de rationalité et de logique d’un système doit pouvoir être utilisée comme grille d’analyse. Il est frappant de voir que le problème énergétique n’a fait l’objet d’aucune observation. Or, cette question a fait récemment l’objet d’études très contradictoires. Il n’est pas besoin de souligner l’importance de ce facteur, non seulement sur l’existence du système soviétique, mais encore sur les relations avec les autres pays. Un des points centraux est donc le problème énergétique.
L’économie soviétique est-elle dépendante ou indépendante de l’économie mondiale ? La vulnérabilité de l’économie soviétique s’est-elle accrue ou restreinte ? Ces questions sont cruciales, car toutes les discussions sur l’embargo, les rétorsions financières, en dépendent. Enfin, on peut se demander de quelle indépendance jouit le secteur militaire par rapport au secteur économique.
• Le problème des explosions sociales est extrêmement complexe. Il y en a une en Pologne, il n’y en a pas en Allemagne de l’Est et en Bulgarie. Depuis vingt-cinq ans, les gouvernements polonais successifs se sont montrés particulièrement incapables de diriger leur économie, même dans les limites qui leur sont prescrites. Les raisons de cette incapacité posent des questions difficiles à éclaircir.
• Il y a plusieurs sortes d’endettement. Pour une économie dynamique en expansion, un endettement n’est pas dangereux. Ce n’est pas le cas d’un pays comme la Pologne.
• Dans une interview, Zinoviev a déclaré qu’il y avait peu de pays au monde qui étaient capables de donner le niveau de vie et l’environnement moyen des Soviétiques pour la force de travail extrêmement faible qu’on leur demandait, et que c’était là un des moyens essentiels de la stabilité du régime.
4. - Problèmes militaires
A. - Questions et commentaires
• Dans les faiblesses du système militaire soviétique il y a le problème des délais. Il faut trois semaines pour construire les états-majors qui manquent en temps de paix. Une autre faiblesse est l’absence d’un corps valable de sous-officiers. Enfin, sur le plan stratégique, on a l’impression que les Soviétiques sont revenus au concept stalinien de la guerre inévitable à laquelle il faut se préparer, bien qu’on n’en ait pas la certitude.
• On peut se demander si la suppression de la clause de limitation géographique, c’est-à-dire l’absence de référence au domaine d’application du Pacte de Varsovie, que l’on trouve dans la troisième génération des accords militaires bilatéraux conclus entre l’URSS et les pays de l’Est depuis le milieu des années 70, marque une phase nouvelle de la pensée soviétique relative à la stratégie indirecte dans le Tiers Monde.
• On a montré qu’en Orient il y avait une supériorité soviétique en ce qui concerne les moyens d’une intervention rapide. En Europe, nous savons que, dans le domaine des forces conventionnelles, les Soviétiques ont également depuis longtemps une supériorité incontestable, outre celle que leur a apporté récemment l’installation de fusées mobiles et très précises à têtes nucléaires multiples. On peut penser qu’il en résulte une double menace qui pèse sur le système occidental, et notamment sur l’Europe, par la possibilité d’une avance soviétique à la fois en Europe et en Orient. Nous sommes, de plus, prisonniers d’une décision, prise par l’Otan en 1979, qui ne permet de rétablir le déséquilibre nucléaire sur le théâtre européen qu’après une négociation ayant donné la preuve qu’il était impossible de s’entendre. Une telle négociation peut-elle conduire au but recherché ?
• De l’ensemble de ces exposés il ressort que le camp communiste n’apparaît plus comme une idéocratie omnipotente constituant un bloc monolithique à l’intérieur duquel l’idéologie aurait une prépondérance absolue. Nous avons mis en lumière l’importance de certaines forces dissociatrices et principalement des facteurs nationaux. Les experts militaires ont bien mis en relief les moyens dont dispose l’URSS pour exploiter les crises qui surviennent loin de ses frontières. On peut alors se demander quels sont les endroits où l’on risque les échecs et quels sont ceux où l’on peut réussir, en fonction de ces moyens. L’on a vu l’Union soviétique contrainte à abandonner ses objectifs, en Égypte et en Somalie par exemple. Or, les moyens mis en œuvre étaient à peu près les mêmes, ce qui traduit non pas l’application d’un plan systématique mais simplement l’exploitation de crises survenues localement. Si les chances de l’Union soviétique sont les failles qui apparaissent dans le système occidental, ou tout au moins les crises que l’Occident n’a pas su éviter, les chances de l’Occident résident bien dans les failles que l’on vient de signaler dans le système soviétique.
• Il semble qu’on arrive toujours à une sorte de dilemme en ce qui concerne l’armée soviétique. D’un côté, nous voyons une armée très puissante, d’un autre un système militaire qui pourrait se décomposer facilement parce qu’il est accordé à l’état général de l’Union soviétique. Il est probable qu’il faille prendre ensemble les deux propositions, car elles ne s’opposent pas l’une à l’autre, et c’est la grande leçon de l’année 1941. Nous en revenons au débat esquissé par l’un des orateurs. L’armée est-elle le mode actuel d’existence du parti communiste de l’Union soviétique ou est-ce un corps autonome qui, dans une certaine mesure, peut être opposable au parti ?
B. - Réponses
Il est patent que le traité dit « Pacte de Varsovie » est moins contraignant que ne l’est le traité de Washington instituant l’Alliance atlantique. Le Pacte de Varsovie délimite l’aire géographique de ce traité et désigne nommément l’adversaire : l’Otan. Par contre, le traité de l’Atlantique Nord, s’il est lui aussi délimité géographiquement, couvre une aire beaucoup plus étendue et ne désigne pas l’adversaire. Entendu stricto sensu, le Pacte de Varsovie devrait permettre aux alliés de l’Union soviétique de se sentir plus à l’aise, mais il a été précédé par toute une série de traités bilatéraux liant les alliés de l’URSS entre eux et à l’URSS. Ils ont été suivis d’une autre série de traités bilatéraux qui, notamment, instituent l’automaticité de l’engagement militaire, ce que l’on ne trouve pas dans le cas occidental.
L’URSS a toujours éprouvé des difficultés à mettre en place ces traités et notamment le Pacte de Varsovie. L’impression que l’on a d’un bloc monolithique n’est pas tout à fait exacte, bien que l’URSS ait toujours souhaité former une coalition. Il y a des intérêts divergents, des nationalismes très forts et, même à l’Est, il n’y a pas qu’une seule forme de communisme. L’URSS a toujours cherché à dépasser le Pacte de Varsovie. Elle y est pratiquement arrivée pour la RDA, mais la Roumanie est le pays le plus réticent, alors que, pour l’Allemagne de l’Est, il y a non seulement automaticité de l’engagement, mais la suppression de la notion d’aire géographique. Il y a ainsi toute une série de gradations selon les différents pays, mais les Soviétiques gardent bien dans leur esprit l’idée d’entraîner l’ensemble des pays du Pacte.
Les Soviétiques ont deux conceptions de la guerre ; l’une est celle de la guerre généralisée entre les deux blocs, mais ils ont aussi la conception d’une guerre limitée, car ils estiment qu’une guerre restreinte à l’Europe est possible avec emploi des armements nucléaires, et cette dernière conception n’a jamais été mise en cause. Les forces nucléaires de théâtre posent le problème de ce genre de guerre limitée. Pour les Soviétiques, ceci suppose qu’il y ait découplage car, si les Américains acceptent de mettre des Pershing II en Europe, c’est pensent-ils qu’ils n’ont pas l’intention de se servir de leurs systèmes centraux. S’il y a découplage, pour les Soviétiques la guerre devient possible. Elle présente l’intérêt de permettre la conquête de l’Europe, alors que la conquête des États-Unis n’a jamais été envisagée.
Un autre courant de pensée soviétique réfute le concept de guerre limitée et la juge impossible, car il y a lieu de considérer la nationalité des armements et non le lieu de leur déploiement. Si ces armements sont américains, il en résulterait inévitablement une escalade. Ce débat a lieu, actuellement, en Union soviétique.
Une négociation est-elle, actuellement, intéressante sur ce sujet ? Le but que recherchent les Soviétiques est d’empêcher l’installation des Pershing II qui, en tout état de cause, constituent une augmentation du potentiel adverse. Du côté occidental, on peut se demander si l’on a raison d’entamer des négociations. Oui, si l’on espère obtenir l’éviction des systèmes équivalents soviétiques (équivalents et non pas égaux), de manière à introduire, chez eux, une fenêtre de vulnérabilité. Ceci dépend d’une évaluation technique complète.
Il est peu probable que l’armée soviétique soit une armée en voie de décomposition. Le parti tient fermement l’Union soviétique, quels que soient ses défauts, dont d’ailleurs le « Krokodil » fait état. Ce même parti tient l’armée, et ni l’État soviétique ni la société ne sont près de se dissoudre. 1941 a été l’année cruciale, marquant l’échec de l’armée soviétique. Pourtant, avant même que les États-Unis n’entrent en guerre, cette même armée est lancée à l’assaut par Staline et inflige aux troupes du Reich leur première défaite. Le parti a tiré sa légitimité de cette victoire devant Moscou, sur l’adversaire nazi, avant-garde de l’ennemi capitaliste. Il a sauvé la patrie du socialisme, la patrie russe, et a permis de construire le socialisme, de l’étendre et de l’amener à la puissance qui est maintenant la sienne.
Il est peu pensable que l’URSS recherche la guerre. À quoi lui servirait-elle ? Elle n’a pas besoin de conquête territoriale, et les territoires afghans sont, pour elle, totalement inutiles. Elle a dû aller en Afghanistan parce qu’elle a été entraînée par une logique qui lui est propre, la défense du socialisme là où il est attaqué. L’affaire afghane est à mettre dans la colonne « déficit » de la pensée politique occidentale, car l’URSS a été pratiquement contrainte à intervenir, l’Occident n’ayant jamais bougé face aux événements qui se sont produits depuis l’assassinat du prince Daoud, même lorsque Moscou a annoncé qu’un traité d’amitié allait être signé avec Kaboul, ce qui marquait un point de non-retour. Le schéma de conquête de l’Afghanistan par l’URSS reste le schéma de l’instauration d’un parti. Quand le parti sera mis en place, il réglera la question avec ses milices, ses cellules et tout son système de démultiplication.
5. - L’évolution du pouvoir politique
A. - Questions et commentaires
• Ce qui a été dit sur l’évolution de l’Union soviétique vers un régime militaire est extrêmement intéressant, mais il n’est guère possible d’imaginer une évolution de ce genre sans qu’il y ait de très fortes secousses et de très fortes crises internes. Il est donc à craindre que ces remarques ne donnent à penser à l’auditoire que le pouvoir pourrait passer directement aux mains des militaires, pour aboutir ensuite à un régime du genre de celui de Juan Carlos en Espagne. Le problème serait probablement infiniment plus compliqué.
De toute façon, le créneau 1980-1985 comporte des risques très graves, si l’on tient compte de tout ce qui a été dit sur les forces et les faiblesses qui, malheureusement, ne font que multiplier ces risques.
• Ne minimisons-nous pas le rôle du KGB ? C’est un véritable État dans l’État, qui a gagné du poids à l’intérieur du système, dans la diplomatie, dans l’armée, dans le contre-espionnage, partout.
• Depuis l’avènement des armements nucléaires, on n’a pas vu de grande nation détentrice de ces armements qui se soit trouvée confrontée à un problème révolutionnaire. On peut donc se poser la question de savoir comment jouerait cet instrument de puissance extraordinaire, qui peut rester efficace entre les mains de quelques personnes, alors que le reste de la population serait passé aux révolutionnaires. Cette éventualité a-t-elle fait l’objet d’études au même niveau que l’examen de la dissuasion entre États ?
B. - Réponses
En effet, le KGB est très important. Il a même joué un rôle considérable envers l’armée du temps de Staline et de par la volonté de Staline qui aurait pu gonfler l’armée au lieu du KGB.
Il est certain que rien ne peut se faire contre le KGB, mais il est difficile de voir le KGB s’emparer du pouvoir contre l’armée. Le jour où le sort du régime sera en jeu, le KGB s’alliera avec l’armée pour prendre les affaires en mains. L’armée ne se sentira investie du pouvoir d’entrer en scène que pour éviter de grosses secousses, et il y aura probablement des résistances de la part de communistes orthodoxes. Il faut bien voir cependant que Brejnev et son équipe ne se maintiennent que parce qu’ils ont noué une alliance très étroite avec les militaires. On ne peut donc gouverner sans les militaires et, pour réussir, il faut presque s’identifier à eux, ce qui maintient ouverte l’hypothèse que les militaires pourraient un jour agir tout seuls, dans la mesure où le parti devient de plus en plus un parasite. Le parti pourrait alors devenir une courroie de transmission des militaires. C’est évidemment une hypothèse optimiste. On peut imaginer qu’il y aura des secousses plus graves, mais plus elles seront graves, plus on fera appel à l’armée.
Tant que le Politburo est soudé, rien ne peut arriver, mais s’il en va différemment, tout au contraire peut survenir. Le parti est plus qu’une bureaucratie, mais son rôle n’a pas toujours été aussi considérable. Du temps de Staline, il n’était qu’un instrument sur lequel s’appuyait Staline, mais le KGB était un instrument plus important. Actuellement, le parti est plutôt un syndicat fortement parasitaire, et il pourrait être remplacé par une autre sorte de pouvoir. On surestime également le rôle de l’idéologie qui n’est que la survivance d’un système qui prétendait apporter des réponses à toutes les questions. Maintenant, c’est une « langue de bois » qu’il est aisé de mettre à l’écart sous la pression de pesanteurs sociologiques.
• Il faut insister sur l’importance fondamentale des structures du parti. Le mécanisme des structures verticales est tel que, même si la masse est en dehors, l’appareil est toujours en mains. Il a pu bouger en Pologne parce qu’en face il y a eu un autre appareil aussi fort, l’Église polonaise. Il a pu bouger en Yougoslavie parce que c’est la tête qui a bougé.
S’il y avait une tentative de prise de pouvoir par l’armée, elle se heurterait à ce bloc de l’appareil. L’armée ne pourra réussir qu’en ayant l’accord de l’appareil, dans une évolution vers un mécanisme à la chinoise, où l’armée contrôlerait efficacement l’appareil.
• Il faut distinguer l’évolution des réalités soviétiques et la pérennité du régime. Il n’y a pas de dévolution du régime soviétique qui soit pensable. La montée des organes techniques du monde communiste (armée, police, diplomatie) a été le produit d’une décision du parti communiste. Elle s’y intègre à la ligne décidée à partir de 1973, et le national-bolchevisme est ainsi une ligne décidée par le parti. Si les militaires l’emportent et opèrent un retrait de l’idéologie, nous aurons un essor considérable de la société soviétique qui dégagera de la puissance au profit de l’armée, mais l’autonomie grandissante de la société fera immédiatement naître des oppositions que le nouveau pouvoir ne pourra plus réduire parce qu’il aura perdu cette arme essentielle qui reste l’idéologie dirigiste. Il est donc important qu’il y ait une autre solution que la volatilisation du régime communiste.
• Le problème fondamental pour agir en face de l’Union soviétique est l’idéologie, mais il faut distinguer trois plans. Il y a l’appareil idéologique extérieur dans les États occidentaux constitués essentiellement par les partis communistes, et il faut démystifier cet appareil. Il y a également l’appareil impérialiste – et le terme d’impérialiste, tel que nous l’employons en Occident, recouvre bien l’effet idéologique intense que mène l’Union soviétique ainsi que ses visées historiques d’avant le Léninisme, de telle sorte que le Tiers Monde n’est plus le Tiers-Monde dans la mesure où il est dirigé par Cuba, qui est une sorte de soldat de l’URSS. Enfin il y a l’appareil idéologique intérieur. Il faut bien voir que nous ne pourrons avoir quelque efficacité contre ce dernier que s’il existe un modèle acceptable pour les Soviétiques. Il est pratiquement impossible de rétablir le système capitaliste en Union soviétique.
• Nous avons étudié le problème révolutionnaire dans un pays nucléaire au moment de la révolution culturelle en Chine. Ce pays était à deux doigts de se casser en deux et d’avoir une guerre civile, alors qu’il possédait déjà un potentiel nucléaire. Si nous étudions un scénario où la prise de pouvoir en Union soviétique par les militaires aboutit à une guerre civile, le cas nucléaire pose un véritable problème. On ignore en effet comment se fera la cassure dans les forces armées, qui se produit toujours en cas de guerre civile, et qui disposera de cet arsenal. Le problème est aggravé par le fait qu’en Union soviétique l’arme nucléaire tactique est intégrée au corps de bataille et les commandants en disposent normalement. Il s’agit donc d’un problème très différent de celui que nous connaissons avec la centralisation qui est la règle dans les pays occidentaux. Il en résulte que beaucoup de scénarios sont possibles.
• Il est vrai qu’il reste à faire des scénarios de guerre civile ou de putsch dans des pays nucléaires, et ce genre d’événement ne s’est pas encore produit. Il est cependant peu pensable que l’hypothèse d’un coup d’État militaire soit à écarter. Au contraire, il y aurait une prime à celui qui s’assurerait le contrôle du fameux bouton. C’est un motif supplémentaire pour agir très vite. ♦