Débats
• Au Tonkin, les travaux que nous avons effectués permettent aux gens de se nourrir, en Cochinchine on a toujours tablé sur l’ingéniosité de la population, mais la région la plus à plaindre, celle vers laquelle il conviendrait de se tourner, ne serait-ce pas l’Annam ?
Il s’agit effectivement du pays qui se trouve aujourd’hui le plus démuni, d’abord parce que sa bande de territoire est extrêmement étroite, que sa topographie est abrupte et en raison de sa déforestation : on est passé de 24 millions d’hectares en 1939 à cinq millions actuellement. Lorsqu’on survole cette région, tout y est rouge de latérite et il en va de même en Thaïlande. Aujourd’hui la vie du pays se réduit aux petits bassins côtiers, de sorte que nourrir la population y est un très sérieux problème.
• Je constate que du côté français il y a un certain désintérêt envers cette région, dû à la force de l’oubli. Comment la France est-elle toutefois perçue dans son rôle politique, économique, voire même culturel ? Est-elle considérée comme un contributeur parmi bien d’autres ?
C’est l’histoire des liens privilégiés. Les réponses diffèrent selon les pays. Au Cambodge, je crois que le Français, c’est l’étranger bien que le contact avec le monde extérieur semble toujours passer par la France car il subsiste une relation particulière sur le plan de la francophonie. On peut en dire autant à propos du Laos. Dans ces pays à la frange de notre ancien empire indochinois, nous conservons en tout état de cause une relation privilégiée. Il n’en va pas de même au Vietnam, où je crois que le grand atout de la France est sa diaspora ; cela d’autant plus que ce pays n’a aucune tradition profonde d’expatriation, il a toujours eu le dos tourné à la mer. Le gouvernement vietnamien découvre que sa meilleure courroie de transmission avec l’extérieur est sa diaspora francophone. Mais le rétablissement des échanges se fera beaucoup plus pour des raisons pratiques que pour des motifs sentimentaux.
• Ne convient-il pas de mettre cependant un bémol ? Le temps a fait son œuvre : les statistiques de l’éducation au Vietnam donnent une priorité fort caractérisée à l’anglais, puis au russe, enfin au français. C’est vrai que la diaspora vietnamienne en France est très active, mais celles du Canada, des États-Unis ou d’Australie, jouent également un rôle qu’on ne peut mésestimer. Il faut donc que les hommes d’affaires aient une stratégie globale de l’Asie du Sud-Est dans laquelle s’inscrit le Vietnam. Il n’est pas sûr qu’une relation privilégiée France-Vietnam soit celle qui, à long terme, apporterait la plus grande rentabilité.
Il suffit d’aller au Vietnam pour se rendre compte que les documents sont publiés en trois langues, sauf le français : anglais, russe et vietnamien. Or, la France a pris d’elle-même la décision de fermer l’Alliance française alors qu’il y a une demande scolaire à ce sujet à Saigon. Quant aux Vietnamiens en exil qui retournent là-bas, ils sont de moins en moins bien supportés.
Sur le plan économique, une entreprise qui signe un protocole avec les autorités provinciales doit ensuite en référer à Hanoi qui ne répond pas.
Autre aberration : les droits de douane, non seulement à l’entrée, ce qui s’explique, mais aussi à l’exportation. Or l’une des ressources possibles du Vietnam est l’artisanat. Si vous achetez des laques, à la sortie on va vous faire payer en dollars des droits extrêmement importants.
Il serait intéressant d’envisager des joint-ventures à trois, je pense à Singapour, mais ce pourrait être d’autres partenaires. Nous apporterions alors notre technologie en étant présents dans la région.
• Les Français ont le tort de toujours vouloir faire des investissements en fonction des apports du passé. Des pages ont été tournées. Nous devons donc établir une situation particulière pour notre pays. Nous sommes mieux placés que les Suédois, aussi bien que les Australiens, mieux que les Anglais. De plus, nous savons que les Américains ne font pas des miracles dans le monde : entre le pasteur méthodiste qui va porter la bonne morale à l’univers, le boy-scout siffleur qui va sur les routes du monde en croyant que tout y est aussi simple que dans sa petite tête et le commerçant qui a fait fortune en vendant des réfrigérateurs aux Esquimaux ou des calorifères aux Noirs et qui n’a pas non plus une sainte vérité à révéler. Nous savons aujourd’hui que la compétition est ouverte et qu’elle ne se fera pas avec les acquis du passé. S’ils sont des atouts, tant mieux, sinon ce n’est pas une raison pour ne pas être présents.
Sur le plan culturel, il conviendrait d’envoyer des livres, non pas à l’Alliance française où on ne pourra les consulter que dans une salle close, mais au consul pour qu’il les distribue aux différentes bibliothèques. Depuis 1975, nous ne sommes pas restés inactifs, nous avons tous les ans alimenté un budget de 15 à 20 millions de francs pour la diffusion scientifique, tous les ans a siégé au mois de novembre une commission franco-vietnamienne… Du reste, le gouvernement français se prépare à faire un effort de coopération avec le Vietnam hors de proportion avec ce qui est habituellement fait. Ce que l’on attend surtout, c’est le feu vert.
• On parle plus français au Vietnam actuellement qu’en 1975, je ne dis pas plus qu’en 1939. En ce qui concerne les Vietnamiens exilés de retour au pays, ils sont mal reçus lorsqu’ils affichent leur désir d’un changement de régime. De plus, ils sont souvent revenus pour faire des affaires sur le dos de l’administration qui ajoute à son incompétence une corruption étonnante. Les retours ne feront que s’accroître, soit pour des raisons familiales, soit pour des motifs commerciaux, souvent pour les deux.
• La France a beaucoup contribué à un règlement global pour la paix au Cambodge. Nous lui en sommes reconnaissants. Elle a tenté de briser l’embargo économique, mais n’y a-t-il pas là un paradoxe ?
Est-ce que le Cambodge pose un problème de droit international avec le Vietnam qui a occupé le pays puis s’en est retiré sans contrôle étranger ? S’agit-il uniquement de cela, car il ne faut pas oublier que la situation a été compliquée par une guerre civile ? Pour ces raisons, l’affaire cambodgienne a lassé l’opinion internationale ; toute initiative diplomatique y butte sur les réalités du terrain.
• Il faut souligner un cas particulier du Vietnam dont on a peu parlé : celui de l’armée au sein de laquelle on sent un mécontentement grandissant, aussi bien à la suite des pertes enregistrées au Cambodge, qu’en raison de difficultés matérielles et de motivations idéologiques. L’armée vietnamienne a été la première à dénoncer les difficiles relations avec Moscou, mais de plus elle dénonce la corruption et les erreurs du gouvernement. Il faut aujourd’hui tenir compte de ses exigences. Alors quelle place l’armée peut-elle prendre dans le jeu politique de ces prochains mois ?
Il n’est pas certain qu’en termes politiques l’armée puisse être considérée comme une entité à part à l’intérieur du parti. Certes des chercheurs, même vietnamiens, font cette analyse : il y a la société civile, le parti avec ses différentes tendances et l’armée, mais s’il y a eu un problème d’anciens combattants, de vétérans, avec leurs clubs qui ont été utilisés par certains anciens généraux pour pouvoir revenir dans les couloirs du pouvoir, on ne peut pas pour autant affirmer que l’armée en tant que telle veuille jouer un rôle à part.
• Le tourisme est praticable désormais au Vietnam et il permet de rencontrer nombre de Vietnamiens parlant un français fort correct, âgés de plus de cinquante ans il est vrai ; ces gens nous demandent pourquoi le gouvernement de Paris ne s’applique-t-il pas à renforcer les liens avec leur pays. ♦